dimanche 1 mars 2015

Entretien avec André Guyaux, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade


André Guyaux, photo JB



Jacques Bienvenu
André Guyaux, vous êtes né à Charleroi, la ville du Cabaret-Vert de Rimbaud, l’Auberge verte dans un autre poème. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire en Belgique avant de venir à Paris ?

André Guyaux
J'ai fait mes études primaires dans la petite ville où j’habite, Auvelais, entre Namur et Charleroi, sur les bords de la Sambre, et mes études secondaires dans la ville voisine, Tamines. Mon père était journaliste. Il a dirigé le Journal de Charleroi, auquel Rimbaud avait proposé une collaboration en octobre 1870 au moment où il est passé par la ville du Hainaut belge. Quand je rejoignais mon père à ses bureaux, rue du Collège, où se trouvait déjà le siège du journal à l’époque de Rimbaud, je passais devant l’immeuble qui avait hébergé le bistrot dont parle Rimbaud et dont l’enseigne était, exactement, « À la maison verte ». Bien plus tard, lorsque j’ai organisé avec Hélène Dufour l’exposition du musée d’Orsay et du musée de Charleville, en 1991, j’ai tenu à ce que la « Maison verte » y figure. On avait retrouvé une photographie de la fin du XIXe siècle. C’était d’ailleurs un très bel immeuble, construit en 1851, au cœur de ce qu’on appelle « la ville-basse », à Charleroi, à proximité de la gare. Je dis « c’était », parce que malheureusement, il n’existe plus : il a été démoli en septembre 2013, victime de la promotion immobilière, et de l’obscurantisme.

JB
Quant au Journal de Charleroi, s’agissait-il  toujours du même journal ?

AG
Oui, quand mon père y travaillait, il appartenait toujours à la famille Bufquin des Essarts, une famille d'exilés français. Rimbaud a sans doute croisé Jules Bufquin des Essarts à Charleville et en tout cas, il a rencontré son père, le fondateur du journal, Louis-Xavier Bufquin des Essarts, un saint-simonien, fondateur à Paris d’une maison d’édition qui avait publié Nerval et Gautier dans les années 1830-1840. Mais c’est au lycée, alors que je venais d’y entrer, que j’ai entendu pour la première fois le nom de Rimbaud. Notre professeur de sixième nous imposait chaque semaine un exercice de mémoire et nous avions appris par cœur Ma Bohême.

JB
Quel âge aviez-vous ?

AG
Onze ans. Par la suite mon père m’a parlé du séjour de Rimbaud à Charleroi. Il avait entendu le récit qu’en faisait son patron, Marius Bufquin des Essarts, le neveu de Jules. Mon père a du reste publié un petit article, dans une revue locale, où il rapporte ce récit.

JB
Et ensuite ?

AG
Après le lycée, j’ai entrepris des études de philologie romane (l’équivalent de ce qu’on appelle en France « lettres modernes ») à l’Université de Bruxelles. J’y ai suivi les enseignements de quelques grands professeurs, comme Albert Henry ou Roland Mortier. J’ai ensuite passé l’agrégation de l’enseignement secondaire belge. J’ai enseigné pendant un an le français et le latin à Andenne, une petite ville des bords de Meuse, entre Namur et Liège. J’ai ensuite obtenu une bourse du gouvernement français, qui m’a permis de commencer ma thèse et d’être accueilli comme élève étranger à l'ENS. Puis je suis entré au FNRS (équivalent du CNRS en Belgique) et c’est dans ce cadre que j’ai achevé mon doctorat.

JB
Votre directeur de thèse était Étiemble. Pouvez-vous nous parler de cet homme très connu des rimbaldiens, qui n’a pas toujours été très gentil dans ses écrits ?

AG
J'ai pris contact avec Étiemble par l'intermédiaire de Pierre de Boisdeffre, qui était conseiller culturel à l’ambassade de France à Bruxelles. Nous nous sommes écrit et il a accepté de diriger ma thèse. J’allais le voir dans les bureaux du département de littérature comparée de Paris III, sur le même pallier que l’Institut de littérature française de Paris IV, où j’enseigne aujourd’hui. Au moment du partage des universités, en 1969, Étiemble avait choisi la Sorbonne-Nouvelle (Paris III), mais il avait voulu garder son bureau dans les vieux bâtiments. Comprenant que je voulais livrer mon commentaire des Illuminations, il a mis comme condition que je prenne connaissance de tous les autres commentaires. J’ai ainsi constitué un fichier bibliographique, texte par texte, dont j’ai fait un volume annexe de ma thèse et qui est devenu en 1991 la Bibliographie des « Illuminations » que j’ai publiée avec Olivier Bivort. D’Étiemble, j’ai gardé le souvenir d’un homme très ouvert et bienveillant, qui avait une impressionnante connaissance des littératures du monde. C’était un vrai comparatiste. Vous dites qu’il n'a pas toujours été très gentil dans ses écrits, mais il faut comprendre son point de vue, qui était de dénoncer les falsifications dont Rimbaud avait fait l’objet. Il a sans doute forcé le trait, mais avait-il tort ? Je me dis souvent qu’il y aurait quelques beaux chapitres à ajouter à son Mythe de Rimbaud. Imaginez le commentaire qu’il aurait réservé à ceux qui rééditent La Chasse spirituelle sous le nom de Rimbaud, à ceux qui croient reconnaître Louis Veuillot dans la peau du frère Milotus (dans Accroupissements), à ceux qui font graver l’inscription « l’homme aux semelles devant » sur le socle d’une statue du poète, ou à ceux qui pensent que « fumer des roses » (dans À la musique), c’est répandre du fumier sur des plates-bandes de rosiers ? Et j’en passe ! Ne trouvez-vous pas qu’Étiemble nous manque ?

JB
C’est Étiemble qui vous a conseillé d'aller au séminaire de Louis Forestier, je crois.

AG
En effet. C’était à la rentrée de 1974. Le séminaire Rimbaud existait depuis un ou deux ans. C'est là que j'ai fait la connaissance de Louis Forestier et de ceux qui fréquentaient ce séminaire, comme Marie-Claire Bancquart, Pierre Brunel, Alain Borer, Jean Burgos, Michel Décaudin, Jean-Pierre Giusto, Marc Quaghebeur, Yves Reboul.

JB
Puis vous êtes parti pour Mulhouse.

AG
Au moment de ma soutenance, j’assurais un intérim à l’université de Tours, où je remplaçais Jean-Pierre Morel parti en délégation au CNRS. Je me suis ensuite porté candidat à un poste de professeur à l’université de Mulhouse. J’y ai pris mon service en novembre 1981. J’y suis resté treize ans.

JB
En 1994, vous avez été élu à la Sorbonne, où vous enseignez toujours. Quand vous a-t-on proposé l'édition de Rimbaud dans la Pléiade ?

AG
Je ne sais plus exactement, mais j’ai pris du temps avant de m’y lancer. Hugues Pradier, le directeur de la Pléiade, a dû me rappeler à mes engagements. J’attendais que des manuscrits restés cachés veuillent bien se montrer. Ce fut le cas au moment des ventes Guérin et Berès. J’ai beaucoup travaillé à l’établissement du texte et à son annotation pendant deux ans, en 2007 et 2008. L’édition a paru en février 2009.

JB
Il y a déjà eu trois rééditions.

AG
Ce sont, plus exactement, des retirages avec quelques corrections, un en 2011, un autre en 2013, et je viens de donner il y a quelques jours des corrections pour un troisième retirage.

JB
Vous avez été l’objet d'une attaque violente et inédite lors de la parution de cette fameuse Pléiade. Pouvez- vous nous en dire un mot ?

AG
Oui, mais elle n'était pas inédite. Le signataire de l'article de La Quinzaine littéraire auquel vous faites allusion m'avait déjà attaqué de plusieurs manières et notamment en publiant dans la même revue un article très agressif contre Le Cahier de l’Herne que j’avais dirigé. C’était en 1993. Donc je n’ai pas été trop surpris. J'ai d’ailleurs hésité à répondre, parce que le ton qu’adoptait mon contradicteur et le niveau de ses arguments ne se prêtaient pas à un vrai débat. Mais la Pléiade souhaitait que je réponde. J’ai donc adressé une réponse à La Quinzaine littéraire, qui ne l’a pas publiée et ne m’a même pas répondu. Peut-être l’éditeur et moi-même aurions-nous dû insister, en rappelant que le droit de réponse est dans la loi. Mais j’ai préféré m’adresser ailleurs. J’ai sollicité une revue en ligne, Fabula, qui m’a ouvert ses pages.

JB
Peut-on avoir votre opinion concernant la présence éventuelle de Rimbaud sur une photo prise à Aden ?

AG
Je ne suis pas convaincu par cette identification. L'objection est que deux personnes clairement identifiées sur la photo, l’explorateur Henri Lucereau et le docteur Joseph Dutrieux, ne peuvent s’être trouvées ensemble à Aden qu’en novembre 1879, c’est-à-dire à un moment où Rimbaud n’y est pas encore arrivé. D’autre part, j’ai été impressionné par l’exceptionnelle médiatisation de cette prétendue découverte et par le fait que la presse et les médias, prompts à annoncer cette nouvelle extraordinaire, étaient très discrets lorsque les doutes, pour ne pas dire plus, sont apparus. Il y a là une disproportion qui en rappelle une autre : si Rimbaud ne se trouve pas sur cette belle photographie, elle vaut une vingtaine d’euros ; s’il s’y trouve, elle en vaut 150000, le prix auquel elle a été vendue.

JB
Revenons à l'œuvre de Rimbaud. Est-ce que vous avez un poème préféré ?

AG
J'ai une période préférée. Celle des derniers vers, composés au printemps et à l’été de 1872.

JB
Ceux qui ont été repris en partie dans Une saison en enfer.

AG
Oui, mais précisément, ceux que je place au-dessus de tout dans ce corpus ne s’y trouvent pas : Est-elle almée ?…, deux quatrains sur la fin de la nuit, et Mémoire, que Rimbaud avait prévu de faire figurer dans « Alchimie du verbe » puisque le brouillon en fait mention, mais qui ne s’y trouve pas, peut-être pour une question de longueur.

JB
On peut dire que vous avez eu la chance de publier votre édition de la Pléiade au moment où presque tous les manuscrits avaient été révélés, notamment ceux de la collection Berès, restés inaccessibles pendant soixante-dix ans !

AG
Oui, il a fallu attendre que Pierre Berès les expose, à la fin de sa vie, au musée de Chantilly. Dans les années 70, on parlait beaucoup de ces manuscrits et je me souviens avoir écrit à Pierre Berès pour lui demander l’autorisation de les consulter. Il m’a répondu qu’ils n’étaient plus en France. Étiemble les avait vus. Louis Forestier avait pu consulter l’autographe de Génie (sur du papier bleu !). L’édition de la Pléiade a pu également bénéficier de la révélation d’une version antérieure de Mémoire, apparue en mai 2004.

JB
Vous avez révélé l'existence des manuscrits de la fondation Bodmer, si je ne me trompe pas.

AG
Le milieu rimbaldien ne les connaissait pas, mais la fondation Bodmer était très connue.

JB
À votre avis, est-il important de connaître la vie de Rimbaud pour comprendre son œuvre ?

AG
Le cas de Rimbaud est particulier. D’abord, parce qu’il a, à sa manière, raconté sa vie, dans Une saison en enfer, et parce que toute son œuvre, vers et prose, comporte une dimension autobiographique, plus ou moins affirmée. Cela dit, il faut aussi dénoncer la dictature du biographisme dans le commentaire. Et il n’est interdit à personne de lire un poème sans rien savoir de son auteur.

JB
Accordez-vous de l'importance à ce qu'on appelle parfois la seconde vie de Rimbaud, à partir du moment où il se désintéresse de son aventure poétique ?

AG
Quand je préparais ma thèse et que je fréquentais le séminaire de Louis Forestier, nous débattions fréquemment de cette question, et à l’époque, tout ce que Rimbaud avait pu écrire après 1875 ne m’intéressait pas vraiment. J’ai dû m’y intéresser par la force des choses, lorsque j’ai préparé l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade. Et j’ai découvert les lettres de Harar et d’Aden, qui sont elles aussi marquées par un destin. Certaines d’entre elles, celles par exemple qui traitent de politique ou qui sont relatives à des expéditions, sont captivantes. Mais je maintiens l’argument selon lequel le poète s'est définitivement éloigné.

JB
Quelles sont les raisons, selon vous, de cet éloignement et du mystère de ce que l'on a souvent nommé le silence de Rimbaud ?

AG
Elles ne sont pas mystérieuses, ces raisons. On en fait souvent une grande énigme, qui ne m'apparaît pas comme telle. Rimbaud n'a pas été encouragé dans sa vie littéraire. Il a à peine publié quelques poèmes et un petit livre à compte d'auteur. On a besoin, pour maintenir une activité, qu'un encouragement vienne de l'extérieur. Il ne l’a pas eu et je vois comme tout naturel le passage à une autre activité, après une expérience déçue. Il avait aussi compris qu'il était nécessaire de gagner sa vie. Ce qui reste mystérieux peut-être, c'est son implantation dans un lieu du monde où il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être heureux quelque part ?

JB
S'il fallait trouver un défaut à Rimbaud, quel serait-il ?

AG
Il n’était pas sociable. Il a multiplié les problèmes relationnels. Tout le monde a été frappé par son mutisme, comme s’il avait tiré vers le silence les conséquences de la théorie baudelairienne de l’incommunicabilité.

JB
L’influence de Verlaine a-t-elle été positive ?

AG
Très positive. Verlaine a été parmi ceux qui l’ont encouragé, et celui qui l’a fait le mieux. On ne peut contester non plus l’influence qu’il a eue sur Rimbaud, leur partenariat dans l’idée de faire bouger le vers.

JB
Il lui a quand même donné un coup de revolver !

AG
Pour une histoire qui n'était quand même pas directement liée à leur production littéraire.

JB
Avez-vous de l'intérêt pour d'autres écrivains ?

AG
Principalement pour Baudelaire, mais aussi pour Sainte-Beuve, pour Huysmans.

JB
Que pensez-vous de l’université actuelle ?

AG
Je ne suis pas sûr qu'elle suive une bonne évolution, en France et en général dans les pays d'Europe. L’institution a subi le choc de quelques lois malencontreuses, parfois même inspirées par l'ignorance de l'université et de sa mission.

JB
La relève des rimbaldiens est-elle assurée ?

AG
La relève est assurée en général pour les études littéraires. En ce qui concerne Rimbaud, je ne sais pas trop. Même s’il existe quelques jeunes chercheurs que l’on peut distinguer, ils sont moins nombreux que ceux de ma génération. Et le milieu rimbaldien actuel est très éclaté.

JB
Il part en mille morceaux.

AG
Il existait, comme je vous l'ai dit, quand je préparais ma thèse, une fédération de chercheurs. Ils se réunissaient et échangeaient des idées. On n’en est plus là.


JB
Pourtant je retrouve dans un texte de Louis Forestier écrit en 1972 : « les rimbaldiens feraient mieux d'échanger des idées au lieu d'échanger des insultes ».

AG
Certes, en 1972, il y avait déjà des débats assez vifs et dans les années 1970, j’ai connu la querelle sur la thèse dite de l’illisibilité promue par Atle Kittang et relayée par Tzvetan Todorov. Mais les clivages auxquels Louis Forestier faisait allusion en 1972 étaient la conséquence des positions prises par Étiemble et des réactions à ses positions, venant principalement de la Société des amis de Rimbaud, présidée par Pierre Petitfils. Cela dit, l’élève d’Étiemble que j’étais a été très bien accueilli par Suzanne Briet et Pierre Petitfils. Ils animaient une revue, Rimbaud vivant, qui existe toujours et fait de louables efforts pour continuer d’exister.


Fin de l'entretien.

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