dimanche 31 octobre 2010

"L'Homme juste", deux vers enfin déchiffrés, par DAVID DUCOFFRE


Deux vers de L’Homme juste ont été jusqu’à présent mal édités. Cette situation est née du contexte de découverte et publication du manuscrit du poème, mais le temps est venu d’en proposer une élucidation définitive.

Rappelons-nous que nous ne possédons aucun manuscrit complet de L’Homme juste, mais seulement deux copies de la fin du poème. En effet, nous savons qu’une collection de 24 pages de poèmes en vers fut confectionnée par les soins de Verlaine et remise successivement à Forain et Millanvoye. Cette collection paginée passe aujourd’hui quelque peu abusivement pour un recueil de Rimbaud, ce qui est au moins contredit par son caractère incomplet. Initialement, les pages 3 à 7 de ce dossier comportaient une version de L’Homme juste différente de celle à laquelle nous sommes habitués ; mais, visiblement, Verlaine a décidé de détruire sa copie et l’a remplacée par une copie autographe. Quoique biffé, le dernier quintil de la copie Verlaine a seul survécu au haut de la page 7 du dossier définitif. Il est loisible de le consulter dans l’édition philologique des Poésies d’Arthur Rimbaud par Steve Murphy (Champion, 1999).

Hélas !, à son tour, la copie autographe n’a pu nous parvenir indemne. D’après la page de sommaire censée accompagner ce dossier, il nous manque les pages 3 et 4 qui contenaient les 20 vers des Chercheuses de poux (recto page 3) et les 20 premiers vers de L’Homme juste (verso page 4). Seuls les 55 derniers vers autographes de L’Homme juste nous sont parvenus aux pages 5 et 6. Or, fait remarquable, le quintil final de la copie Verlaine est devenu l’antépénultième dans la version autographe. Ainsi qu’en témoigne l’altération de l’écriture, il se trouve que Rimbaud a fini par ajouter dix vers à un poème qui n’en comportait que 65. Le choix de Verlaine pourrait s’expliquer par le désir de conserver le plus de strophes possibles de son ami. Malheureusement, comme s’il ne suffisait pas d’avoir égaré les vingt premiers vers de cette version autographe de L’Homme juste, on observe encore que l’auteur était certainement éméché au moment de rallonger son poème de dix vers : les nouveaux quintils sont si mal écrits qu’ils passent par endroits pour illisibles.

Inévitablement, ces lacunes ont compromis l’effort de publication. Rappelons après d’autres (Steve Murphy, etc.) les étapes de cette publication. Le 16 septembre 1911, Paterne Berrichon publie un état évidemment partiel du poème dans un article du Mercure de France, mais il ne publie que 45 des vers retrouvés et fait l’impasse sur les dix derniers. Il prétexte alors l’intervention d’une autre main et se montre soucieux des positions catholiques de son épouse, en réprouvant un final scatologique et apparemment blasphématoire. En 1929, Marcel Coulon parvient à publier, toujours dans le Mercure de France, l’avant-dernier quintil et le dernier vers. Visiblement, la cause des scrupules de Berrichon provenait de quatre vers qu’il avait refusé de communiquer. Ce qui suit montrera qu’il avait tout simplement eu peur de révéler au public son incapacité à déchiffrer un manuscrit de son dieu. En 1957, Paul Hartmann, qui propose une nouvelle édition des Œuvres d’Arthur Rimbaud au Club du meilleur livre, eut le privilège de consulter le manuscrit auprès de son collectionneur. Hélas, faute d’une approche de paléographe, son témoignage demeure frustrant quant au dernier quintil : « Nous ne sommes pas parvenus à résoudre l’énigme de la fin du 2e vers ; notre conjecture est présentée sous toutes réserves (on croirait plutôt deviner, sous les surcharges [sic], un didaines inexplicable). » Par ailleurs, il ne considère pas comme problématique le vers suivant qu’il transcrit ainsi : « Puis qui chante : nana, comme un tas d’enfants près » et il finit par imposer une solution alors invérifiable « – J’exècre tous ces yeux de chinois à bedaines ».

Depuis lors, les éditions des œuvres de Rimbaud signalent que deux vers du manuscrit de L’Homme juste n’ont pu être déchiffrés. A l’instar de Steve Murphy, nous pourrions adopter le profil bas, – plus honnête envers le lecteur, – d’une mise entre crochets des passages réputés illisibles.

Qu’il dise charités crasseuses et progrès…

– J’exècre tous ces yeux de chinois […]aines,

[…] qui chante : nana, comme un tas d’enfants près

De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :

O Justes, nous chierons dans vos ventres de grès.

En ce qui concerne le 3ème vers de notre citation, les éditions plus récentes préfèrent pour leur part la leçon « Mais qui chante ». Ceci dit, adversatif « Mais » ou adverbe « Puis », le singulier du verbe pose un problème d’accord, car la fonction sujet du verbe ne saurait correspondre au « Il » des propositions subjonctives précédentes, ni à cette « entraille emportée » qui ne peut s’extraire de la proposition comparative qui la contient, ni même nous reporter à l’ennui du locuteur. En réalité, et Steve Murphy a pressenti cette solution, le manuscrit porte la leçon « Nuit qui chante ». En 1999, il fait cette remarque essentielle : « La dernière lettre pourrait être un t avec la barre détachée de la hampe et non un s. On pourrait éventuellement lire Nuit. » Tout juste, car la barre est détachée au-dessus du mot suivant et une comparaison avec les N majuscules d’un autre manuscrit, tel Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, aurait dû emporter tout dernier scrupule.

Reste à résoudre le cas de la rime en « -aines ». Depuis 1994, il est aisé pour les chercheurs de consulter un manuscrit désormais conservé à la Bibliothèque Nationale de France et diffusé sous forme de fac-similés dans divers ouvrages rimbaldiens. Et pourtant, tout se passe comme si ce manuscrit qui n’est pas même raturé inspirait de la défiance, comme s’il ne pouvait rencontrer son Champollion. Outre les habitudes et ornières qui font que les amateurs se sont habitués et accommodés à la lecture erronée de Paul Hartmann (ou à sa variante arbitraire « à fredaines »), un blocage psychologique explique en grande partie l’échec rencontré dans l’élucidation de ce vers. Le meilleur témoignage semble s’en trouver dans l’édition révisée en l’an 2000 des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud pour les Classiques Garnier par André Guyaux. L’établissement du texte s’accompagne de notes de bas de page. Or, à la page 113, le vers 72 est établi comme suit : « - J’exècre tous ces yeux de Chinois [à be]daines, » mais la note a propose à notre grand étonnement un déchiffrement manuscrit sensiblement différent : « - Ô j’exexre tous ces ces yeux de Chinois dudaines ». La majuscule à Chinois est une aberration facile à rejeter au vu du manuscrit. En revanche, la note de bas de page avoue la prise en considération d’un vocatif « Ô » refoulé jusqu’à présent par la totalité des éditeurs du poème. En 1999, l’édition philologique même de Steve Murphy commet l’erreur d’affirmer la surcharge de ce Ô majuscule par le J majuscule du pronom en fonction sujet. En réalité, le manuscrit ne permet pas de considérer qu’il y a suppression du vocatif. Au contraire, celui-ci ne fait que mordre sur le début de la boucle du J majuscule, comme pour le transformer en j minuscule. Le vers vient de gagner une syllabe ! Ainsi, il n’est plus dès lors question que de rechercher une seule syllabe manquante et non deux pour former un alexandrin : « – Ô j’exècre tous ces yeux de chinois […]aines » Rappelons que le défaut de deux syllabes pour ce vers rendait d’autant plus dérangeante la très courte graphie illisible du manuscrit. Mais la note de bas de page d’André Guyaux propose elle un vers faux qui compte une syllabe de trop et nous révèle quelques excentricités du manuscrit. S’il est facile de corriger l’orthographe du verbe « exècre » gratifiée d’un second x (« exèxre »), le redoublement du déterminant « ces » pose un autre type de problème. S’agit-il d’un effet voulu, recherché par Rimbaud ? Et quelle syllabe supprimer, celle du vocatif, celle d’un des deux déterminants, celle même qui est illisible ? Une consultation du manuscrit permet aisément de répondre, à condition d’avoir quelques connaissances en histoire de la versification.

Rimbaud a voulu composer un alexandrin avec une césure audacieuse sur un mot grammatical monosyllabique solidaire du syntagme qu’il introduit. Ce procédé qui vient du théâtre de Victor Hugo s’est amplifié à partir de 1855 dans le champ de la poésie lyrique. Rimbaud a voulu transcrire tel exemple de premier hémistiche : « – Ô j’exècre tous ces », puis il a relevé la plume. La suite du vers (« ces yeux de chinois… ») est d’une encre moins appuyée et cette différence s’établit précisément de l’un à l’autre des déterminants « ces » successifs. Rimbaud a commis une simple erreur d’inattention, en reportant une seconde fois le proclitique. Son deuxième hémistiche devait être le suivant : « yeux de chinois […]aines ». En résumé, le rétablissement du « Ô », l’évident piétinement à la césure pour le déterminant « ces » et la brièveté des solutions « didaines » et « dudaines » jusqu’ici proposées, tout invite à considérer qu’il ne manque qu’une seule syllabe à cette fin de vers. En effet, le « Ô » vocatif est dans le premier hémistiche et nous avons déjà cinq syllabes élucidés pour le second à condition de prendre en considération la frontière supposée par ce dédoublement du déterminant « ces ». Or, si on veut bien comparer les graphies des lettres, il est évident non seulement qu’un mot se terminant par « daines » rime avec « soudaines », mais même que Rimbaud a écrit la séquence « ou daines ». Certes, il manque un espace entre les deux mots et le « o » de la conjonction est mal bouclé, mais celui-ci ressemble justement à la graphie du « o » de « soudaines ». Nous avons donc une rime enrichie sur la droite : « ou daines » : : « soudaines ». La consultation patiente d’un dictionnaire classique ou celle rapide d’un dictionnaire des rimes impose l’évidence, il n’existe pas d’adjectif masculin (accord avec « chinois ») se terminant par le très peu masculin « daines » qui puisse défendre la moindre alternative de lecture. Les daines, femelles du daim, sont à leur place dans un poème qui abonde en métaphores animales et expressions de la douceur idiote. Le lecteur peut trouver plus naturel la conjonction « de chinois ou de daines », il n’en reste pas moins que la leçon « yeux de chinois ou daines » est grammaticalement correcte. Rimbaud a placé les termes au pluriel « chinois » et « daines » en facteur commun pour exprimer non pas tant une équivalence entre « yeux bridés » et « yeux de biche » qu’entre le regard doux et chantant d’un chinois bon vivant[1] et celui d’un gentil habitant de la forêt. L’idée est que la daine se pose en proie et non en prédateur, tandis que les statues de magots chinois était une scie critique d’époque comme en témoignent tels propos rapportés, sans son adhésion, par madame de Blanchecotte, dans Tablettes d’une femme pendant la Commune : « Allez-vous-en donc avec votre général, avec votre Clément Thomas, vous pouvez bien le mettre devant votre cheminée comme un Chinois de paravent, lui qui nous a fait la rue Transnonain ! ! ! ».

Enfin, la rime rarissime « soudaines » : : « daines » se rencontre dans un poème d’Ernest d’Hervilly dont un extrait est cité, avec un hommage appuyé, par le théoricien des rimes Théodore de Banville dans son article intitulé Les Livres pour la revue L’Artiste, en mars 1872, où il rend compte notamment de la publication du recueil Les Baisers[2].

Avec sa grâce brusque et ses fuites soudaines

Qu’ont sous les coudriers les merles et les daines…

Cette citation par Banville est comme une garantie suprême de la viabilité de cette rime, mais la réponse voilée de Rimbaud semble également l’indice de ce que les dix vers ajoutés au poème L’Homme juste ne l’ont pas été naturellement et ont forcé la structure initiale du poème. Etant donné que le dossier de 24 pages contient un manuscrit autographe daté par Verlaine de « Fév. 72 », Les Mains de Jeanne-Marie, il est tentant de penser à une composition justement autour du mois de mars 1872, quand Verlaine doit éloigner Rimbaud de Paris pour satisfaire sa femme et… les Vilains Bonshommes. Il pourrait s’agir d’un ajout de colère suite à l’incident Carjat, où, selon certains témoignages, Ernest d’Hervilly a essayé de s’interposer. Les lettres de Verlaine à ses « derniers » amis Emile Blémont et Edmond Lepelletier, dès son arrivée en Angleterre, révèlent par leurs interrogations amères combien Hervilly, Pelletan et Mérat furent particulièrement en colère contre Rimbaud et lui. L’idée d’un ajout si tardif pour un poème de juillet 1871 expliquerait même le fait que Verlaine ait eu accès à un texte si peu soigné (« exèxre », « tous ces ces »). Le pluriel des « Justes » au dernier vers enregistrerait le sentiment de crise et rupture avec un milieu de poètes parisiens dont Rimbaud a, par sa faute, épuisé la patience.

Tenu au courant de notre découverte, André Guyaux a considéré, dans sa récente édition de la Pléiade des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud, que nous n’émettions qu’une « conjecture » pour le mot à la rime, conjecture motivée par la présence de la rime « soudaines » : : « daines » dans l’œuvre d’Hervilly, et il a donné une autre leçon erronée à laquelle il nous est impossible de souscrire, puisqu’il fait apparaître une virgule supplémentaire et que ce n’est ni un e ni même un d qui peuvent se lire sur le manuscrit :

– Ô j’exècre tous ces yeux de Chinois [, de daines],

ce qui nous incite à offrir la possibilité aux lecteurs de juger sur pièce en accompagnant cet article d’une photo de la partie manuscrite supposée illisible. Que l’on compare tout simplement le mouvement de notre « o » mal bouclé avec la boucle du « o » de « soudaines ». Tout est là. (Cliquer sur l'image pour agrandir)



[1] Pique ironique qui rappelle à Hugo sa critique du bon bourgeois dans sa maison au temps des Châtiments, suggestion déjà formulée par M. Ascione dans l’éditon de l’œuvre-vie d’Alain Borer.

[2] La revue et l’article peuvent être consultés sur Gallica.

2 commentaires:

  1. Cette élucidation des deux vers de "l'Homme juste"
    est définitive et brillante.
    Jacques Bienvenu

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  2. Cet article a déjà été publié par les soins de madame Thanh-Vân Ton-That (université de Pau), dans la revue Méthode n°16, Vallongues, 2009, p.207-210. Cette revue est difficile d'accès, ce qui justifie cette mise en ligne, d'autant qu'il n'est pas acceptable de faire mine qu'il n'y ait pas là une démonstration sans reste. Le manuscrit était simple à déchiffrer, c'est tout.
    Nous pouvons remercier Jacques Bienvenu qui, en nous confiant avoir trouvé un texte de Banville qui faisait état de la plaquette La Presse nouvelle de Glatigny, nous a permis de découvrir sans effort la rime d'Ernest d'Hervilly qui est citée dans le même article de la revue L'Artiste. Coïncidence qui fut une cerise sur le gâteau dans une démonstration déjà acquise. E. d'Hervilly est en plus lié à l'incident Carjat selon certains témoignages...

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