samedi 9 juin 2012

Un mot rimbaldien, par Jacques Bienvenu

                
           Charles Baudelaire disait que pour deviner l’âme d’un poète, il fallait rechercher un mot de ses œuvres,  qui par sa fréquente répétition  semble dénoncer un penchant naturel et un dessein déterminé. Il affirmait que ce mot pouvait servir à caractériser, mieux que tout autre, la nature de son talent.

            J’aimerais appliquer à Rimbaud cette idée originale de l’auteur des Fleurs du mal. Je crois que les critiques n’ont pas assez remarqué la fréquence d’un mot, rare dans le vocabulaire poétique, chez l’auteur du Bateau ivre : le mot « atroce ».
  
          Ce mot surgit soudainement sous la plume de Rimbaud en juin 1871 dans le poème Les sœurs de charité  au vers 35 :

 «  Il sent marcher sur lui d’atroces solitudes ».
  
          Puis dans Les Assis :

«  Et vous suez pris dans un atroce entonnoir »

           Dans L’Homme juste  où Rimbaud écrit :
   
« L’ironie atroce de ma lèvre ».
  
          Dans Les Premières communions il est question de :

 «  l’enluminure atroce ».

             Sans oublier ce vers célèbre du Bateau ivre :

« Toute lune est atroce et tout soleil amer ».
  
          Toujours en 1871, au mois d’août, ce mot apparaît aussi, cette fois dans une lettre à Demeny où Rimbaud évoque les « atroces résolutions » de sa mère.

           Pourquoi cette apparition soudaine d’un mot complètement absent des poèmes et des lettres du Rimbaud des années 1869-1870 ? Tous les exemples que nous avons donnés succèdent  aux « lettres du voyant » de mai 1871 qui annoncent une nouvelle poétique. Le mot « atroce » aurait-il une signification pertinente  comme le suggère Baudelaire ?
   
         Il semble en effet que le mot « atroce » pourrait caractériser l’aspect le plus surprenant des « lettres du voyant » : les moyens que Rimbaud se donne pour être voyant. Ce fameux dérèglement de tous les sens n’est pas une partie de plaisir. Le poète y est défini comme un horrible travailleur. Il s’agit de se faire l’âme monstrueuse, comme  un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Il doit chercher toutes les formes de souffrances et de folie. Ce procédé est une torture dans lequel le poète épuise en lui tous les poisons. On comprend que dans ses lettres le lecteur n’aurait pas été surpris d’y trouver l’expression : «  souffrances atroces » ou « tortures atroces ». Le titre du poème qui est présenté à Izambard comme le fruit de cette terrible étude s’intitule Le cœur supplicié, dans lequel le poète est soumis aux terribles quolibets, insultes et jets de soupe d’une soldatesque qui lui donne envie de vomir. Ce poème y est justement présenté comme le contraire d’une poétique printanière et sentimentale : «Une antithèse aux douces vignettes perennelles où batifoles des cupidons, où s’essorent les cœurs panachés de flammes ». Il faut bien reconnaître que ce mot « atroce » semble bien avoir sa place dans cette nouvelle poétique. Mais il y avait aussi, au moment où Rimbaud rédigeait  les « lettres du voyant », les atrocités commises entre les versaillais et les communards. Dans la lettre à Izambard, Rimbaud évoque  ses colères folles  de savoir que des travailleurs  meurent à Paris pendant qu’il écrit sa lettre.  Les événements sanglants de cette période révolutionnaire illustraient en quelque sorte le mot de Rimbaud. L’aspect communard des lettres du voyant ayant d’ailleurs été maintes fois souligné.
    
        De manière significative, lorsque Rimbaud change complètement de registre dans les poèmes de 1872  dont certains sont nommés parfois chansons, le mot « atroce » n’a plus sa place.
   
         Le cas le plus étonnant est celui de la Saison en enfer ou le mot « atroce » y est absent, du moins en apparence, car il se trouve en fait associé à cette œuvre d’une façon singulière. C’est dans la lettre de «  Laïtou » où Rimbaud commence par dire qu’il regrette l’« atroce charlestown ». Puis il  raconte qu’il doit inventer « une demi douzaine d’histoires atroces » pour son livre dont son sort dépend et qui est à l’évidence La Saison en enfer. Voilà donc le poète au sommet de son génie au moment où il écrit le seul livre qu’il va publier et  qui le présente comme des histoires atroces. Il ajoute même alors qu’il est à Roche dans  la ferme de sa mère : « Comment inventer des atrocités  ici ? »

            Voici qui confère à ce mot une importance singulière. S’il fallait trouver chez un poète connu de Rimbaud des histoires atroces, on se tournerait à l’évidence vers Edgar Poe que Rimbaud avait lu dans le texte avec Verlaine. Une histoire comme Le Puits et le pendule répond exactement au qualificatif d’atroce. N’oublions pas non plus le titre terrible : « Famille maudite » qui renvoie à Poe.  En revanche le mot « atroce » chez Baudelaire et Verlaine n’y figure, sauf erreur, qu’une fois, curieusement dans un poème qui porte le même titre Spleen. Celui de Verlaine qui fait partie des Romances sans paroles a été écrit dans la proche compagnie de Rimbaud. Ce n’est peut-être pas une coïncidence : un de ces mots qui serait passé de la bouche de Rimbaud à celle de Verlaine, par contamination ?
  
          D’ailleurs, Rimbaud, dans une lettre qu’il écrit à Verlaine après son départ de rupture de Londres, prédit à son compagnon « des ennuis plus atroces encore » que ceux qu’il a éprouvés.

            Les Illuminations sont présentes au rendez-vous du mot atroce.
       
        Dans Vies il est question de son « atroce scepticisme » et Matinée d’ivresse nous parle d’« une fanfare atroce ». Vagabonds évoque les atroces veillées avec Verlaine. Dans le poème Angoisse on trouve des « tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux ». Métropolitain nous montre des fleurs qui sont atroces comme les myosotis qui étaient immondes du poème adressé à Banville en août 1871. Dans H « toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense ». Enfin  Solde évoque la mort qui est « atroce pour les fidèles et les amants ».

            Caractéristique aussi  est que le mot « atroce » subsiste lorsque le poète disparaît. On l’observe notamment dans les deux lettres, à mon sens, les plus intéressantes de la vie du Rimbaud voyageur. Celle de Gênes - dont j’ai retrouvé les fac-similés - où il est question d’une « atroce tourmente de grésil » et dans la lettre d’Aden que j’ai redatée de mai 1882 où il parle de « climats atroces ». Ce mot revient donc pour évoquer des conditions climatiques extrêmes : dans le premier cas, le froid et la rigueur de l’hiver, puis dans le second, la chaleur intense qui sévissait à Aden pendant de longs mois. On peut penser ici aux « rafales de givres » et aux « brasiers » du poème Barbare. Atroce est un mot de l’extrême et de l’excès, un mot profondément rimbaldien.
  
          Le sort devait hélas réserver à Rimbaud une mort atroce comme s’il avait été emporté par ce mot. Il y revient d’ailleurs dans les très tristes lettres de la fin où il évoque d’atroces douleurs et l’atroce gymnastique qu’il doit effectuer pour s’habiller quand il a été amputé.

            Je crois donc avec Baudelaire que le mot « atroce » nous révèle un aspect important de l’âme de Rimbaud. Peut-être est-il permis de voir dans « l’atroce scepticisme » quelque chose qui s’opposait en profondeur au poète qui voulait changer la vie et qui pourrait peut-être expliquer en partie le renoncement ?


           

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