mercredi 4 mai 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (cinquième partie)




Bibliographie :


BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.


       Les affirmations péremptoires du Petit traité de poésie française de Banville ont pour nous quelque chose d’irritant et nous aimerions publier un article pour en dénoncer les contradictions maladroites, les considérations fantaisistes et les jugements erronés. Il n’en reste pas moins que Jacques Bienvenu a vu juste : ce traité a été décisif pour l’évolution poétique de Verlaine et Rimbaud. Nous ne pouvons que souscrire à l’idée de reconnaître, pour partie, une parodie des premiers chapitres du traité dans le poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs et J. Bienvenu a clairement montré que la seconde lettre de Rimbaud à Banville du 15 août 1871 apparaissait comme une réponse à une critique des trois poèmes envoyés l’année précédente. Le traité a également influencé l’écriture des « lettres du voyant » et nous travaillerons plus tard à renforcer le discours critique de J. Bienvenu à ce sujet. Un phénomène intéressant, c’est que, si Rimbaud n’a pratiqué au départ que quelques atteintes au plan des rimes (rime dite d’un singulier avec un pluriel, non respect de l’alternance dans Chant de guerre Parisien, Voyelles et trois Conneries zutiques), il a d’abord opté pour plus de rimes riches et plus de consonnes d’appui, avant de brutalement contester la nécessité de la rime, comme de la césure, dans ses poèmes du printemps et de l’été 1872. Cette dynamique est quelque peu contradictoire et J. Bienvenu en est venu à se demander si Rimbaud n’avait pas d’abord lu les quatre premiers chapitres du traité, avant de découvrir le cinquième et la suite, lorsqu’il fut hébergé par Banville. En quelque sorte, Rimbaud s’est d’abord inspiré des règles sur la rime développées dans les quatre premiers chapitres du traité, puis, qu’il l’ait lu plus tard ou non, il a pris le parti de cette émancipation des règles à laquelle a encouragé le cinquième chapitre. Rimbaud s’est alors libéré des règles pour la mesure des vers, mais aussi de celles portant sur la rime, et cela nous a donné les formes particulières que l’on sait pour les vers du printemps et de l’été 1872.
Le mouvement contradictoire n’est qu’apparent. Une mise en perspective historique s’impose ici. Le traité de Banville fut un ouvrage polémique qui put se prévaloir d’une publication aux Echos de la Sorbonne. Le monde de l’enseignement n’était pas encore ouvert aux idées émancipatrices des romantiques. Les traités de versification prônaient un modèle classique, mais les poètes romantiques s’en sont distingués par un moindre recours aux inversions ou transpositions (« De la sœur le mari », « du chien le maître », etc.), par une surenchère de la rime riche et de la consonne d’appui, par une culture des enjambements audacieux entre deux vers ou à la césure. Ces positions ont été défendues dans des manifestes et articles polémiques, mais il n’existait qu’un seul traité de versification romantique, le livre de Wilhelm Ténint, Prosodie de l’école moderne, préfacé par Victor Hugo. Cet ouvrage s’attirait la raillerie des universitaires et des prétendus savants. Dans son Examen critique de la versification française et romantique de 1863 (disponible sur Gallica), Abel Ducondut a rendu compte de manière méprisante de cet écrit maladroit et naïf : « […] après l’avoir parcouru, nous n’avions pas osé considérer une telle œuvre comme représentant les opinions théoriques d’une école vraiment grande par certains côtés » (page 174). Mais ne nous attardons pas sur les pages suivantes de réfutation, dans la mesure où Abel Ducondut se fonde sur un découpage des vers en fonction des accents qui n’a aucune réalité historique pour plusieurs langues romanes (français, italien, espagnol) et qui est inconnu des traités classiques lus par des poètes tels que Racine, Ronsard ou La Fontaine : cela peut se vérifier sur Gallica où figurent quantité d’arts poétiques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Toutefois, indépendamment de cet intérêt nouveau pour les accents qui va discréditer la plupart des analyses du vers au XXe siècle, le mépris pour les théories du vers romantique a persisté au moins jusqu’à la fin du XIXe, comme en témoignent encore les Modestes observations sur l’art de versifier de Clair Tisseur en 1893 (livre également disponible sur Gallica). Ne citons que deux extraits de la première page : « Le mouvement tumultuaire qui, vers la fin du premier tiers de ce siècle, a entraîné la littérature sur des chemins nouveaux, s’est fait, au nom de la « liberté de l’art », contre des règles que l’on tenait pour pédantes et surannées. Lois de la césure, de la phrase se terminant avec le vers, et tous autres préceptes imposés par le goût classique soulevaient une clameur sans seconde. […] La versification moderne, grâce aux lois puériles de la rime constamment riche, est bien autrement ankylosée que sa sœur aînée ! »
Il faut bien comprendre que le traité de Banville se pose comme le second ouvrage de référence en fait de versification romantique, comme il faut bien cerner l’émergence de deux théories nouvelles du vers au XIXe siècle. D’un côté, les défenseurs de la poésie classique développent des considérations anachroniques et fausses sur le rôle dans les vers d’accents qu’ils n’ont même pas su définir. D’un autre côté, les romantiques maintiennent l’idée traditionnelle et juste d’une métrique purement syllabique, mais en proposant une nouvelle approche des règles. Nous verrons, en particulier au sujet du trimètre, que le mélange des deux théories au XXe siècle n’a pas favorisé une juste compréhension des phénomènes. Or, qu’a fait Banville ? Il a exagéré le défi romantique. Les poètes classiques donnaient un tour classieux à leurs vers, mais ils privilégiaient l’expression de l’idée et ne s’accordaient pas une grande initiative au plan des effets de sens conditionnés par la forme. Racine faisait rimer des adjectifs aux suffixes identiques. Certaines rimes étaient commodes, mais banales : il n’était plus question de les rendre étonnantes. Les rimes devaient être disciplinées, demeurer sages, ce qui limitait les possibilités expressives de leur emploi.
Les romantiques les ont revalorisées. Elles participaient pour partie d’une théorie de la couleur locale, de la description pittoresque. En même temps, leurs rimes plus élaborées exhibaient leur caractère d’artifice formel dans le domaine de la pensée animée par la langue des vers. La consonne d’appui ne fut qu’un moyen de rendre les rimes plus riches. Banville, en son traité, a radicalisé l’attitude romantique par une pétition grossière : « sans consonne d’appui, pas de rime », ce qui est une imposture. Rimbaud n’était certainement pas dupe de l’exagération banvillienne. Les répétitions : « quelles rimes », en marge d’une transcription de Chant de guerre Parisien disent à la fois le caractère polémique, non académique, des rimes riches romantiques et la fatuité d’audace qu’il y a à reprendre un procédé déjà bien inscrit dans la tradition littéraire depuis les Orientales et les Odes funambulesques. Dès les deux premières pages de son traité, Banville énonçait un avis absurde. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine auraient été de grands poètes en dépit du mauvais « outil » qui leur avait été légué pour versifier. Le jugement de Banville pourrait se justifier au plan des enjambements, mais certainement pas au plan des rimes. Les règles n’obligeaient pas les poètes classiques à faire rimer deux adjectifs de même suffixe. Dans le même ordre d’idées, si les rimes riches et la consonne d’appui n’étaient pas prônées dans les traités, rien n’empêchait Racine ou Corneille de les pratiquer. Il serait un peu court de répondre que les tenants du classicisme jugeaient comme des excès les tendances romantiques, bien que ceci ne soit pas de peu d’importance dans les aspects polémiques de la question. La différence entre vers classiques et vers romantiques relève d’un problème de discipline, d’attitude, et non d’un conflit entre négligence ou paresse classique et prise de conscience de nouvelles nécessités. Banville est hypocrite pour des raisons de propagande. Dans tous les cas, face à une réaction absolutiste de Banville, Rimbaud fut un relativiste goguenard : sa fidélité au principe n’eut qu’un temps. Il était certain pour Rimbaud que Banville, Hugo et Baudelaire proposaient d’excellents modèles de recherche judicieuse des rimes : l’art était gagnant et les rimes riches irritaient les franges les plus académiciennes de la population. Le jeune Arthur allait bientôt prendre toute la mesure d’audace d’un défi brutal à l’encontre de l’ensemble même des règles de versification, quelles qu’elles soient et c’est le discours de Banville sur la césure des vers qui lui a préparé la voie.
Du point de vue de la mesure des vers, l’originalité romantique ne résidait pas dans l’accroissement des contraintes comme c’était le cas pour la rime, mais, au contraire, dans l’assouplissement des règles de l’enjambement. De 1820 à 1850, influencés par André Chénier, les poètes romantiques redécouvrent les types d’enjambement qui s’étaient raréfiés au cours du XVIe siècle pour pratiquement disparaître ou vivre aux marges de la grande poésie dans les deux siècles qui suivirent. Il s’agit des rejets d’adjectifs, de compléments du nom, de compléments d’objets directs ou indirects et d’attributs. Les enjambements étaient autorisés à condition que l’adjectif épithète, l’attribut ou le complément d’objet occupent l’espace entier d’un hémistiche ou d’un vers, ou à condition d’être complétés par une apostrophe, une interjection, etc. Sans cela, il y avait rejet et donc proscription, à moins d’une tolérance particulière pour les genres bas, les farces notamment.

Osai jeter un œil + profane, incestueux. (Phèdre, V, 7, vers 1623, enjambement)
Chœur de démons, accords + divins, chants angéliques, (Les Feuilles d’automne, XI, Dédain II, rejet)
Ou de chanter les yeux + au ciel, et que la gloire (Les Feuilles d’automne, XIII, rejet)

Inconscients du mouvement lent de raréfaction de tels types d’enjambement au long du XVIe siècle, les romantiques ont opposé à tort les ancêtres Ronsard, du Bellay, voire Régnier, aux classiques Malherbe, Racine et Boileau. Banville a toutefois insisté avec raison sur la versification provocatrice des Plaideurs. Cette comédie a dû avoir une influence non négligeable sur la versification du théâtre hugolien. Dans tous les cas, Cromwell de Victor Hugo est le modèle extrême de la versification romantique et, à partir de 1850, Baudelaire et Banville ne font rien d’autre que d’acclimater les plus importantes audaces des vers de théâtre de Victor Hugo aux recueils de poésies eux-mêmes. Ils reprennent notamment l’audace des termes monosyllabiques placés à la césure dans Cromwell, Hernani ou Ruy Blas. En parodiant le théâtre hugolien, Pétrus Borel avait osé un enjambement de mot à la césure qui figurait dès 1833 dans son recueil Rhapsodies (« Adrien, que je re+dise encore une fois »). L’expérience était demeurée sans suite. Mais, en 1861, Banville allait réitérer l’audace avec l’adverbe « pensivement » dans le poème La Reine Omphale : « Où je filais pensi+vement la blanche laine ». L’assouplissement des règles de l’enjambement entrait désormais dans une nouvelle phase historique. Or, le traité de Banville répond précisément par la surenchère à cette évolution romantique des règles de l’enjambement. J. Bienvenu ne s’est pas contenté de montrer l’influence du traité de Banville sur les rimes de Rimbaud, voire Verlaine, il a compris que la coïncidence était trop forte que pour être innocente entre l’émergence soudaine de poèmes impossibles à césurer dans l’œuvre de Rimbaud (printemps-été 1872) et la publication à la fin de 1871 d’un traité où figurait sur cette matière des propos particulièrement audacieux. J. Bienvenu a cité une partie des passages clefs à ce sujet, mais nous ne pouvons que nous proposer d’y revenir.
Le Petit traité de poésie française est composé de onze chapitres, introduction et conclusion comprises. Nous n’avons à citer qu’un petit nombre d’extraits du chapitre I Introduction et du chapitre V L’Enjambement et l’hiatus. L’introduction propose une définition du « rhythme » dont le chapitre V fera visiblement peu de cas : « Tout ce dont nous avons la perception obéit à une même loi d’ordre et de mesure […] Le Rhythme est la proportion que les parties d’un temps, d’un mouvement, ou même d’un tout, ont les unes avec les autres. » A l’évidence, il est question d’ordre, de mesure et de proportion quand un auteur entretient la perception de deux hémistiches de six syllabes dans les alexandrins d’un poème. Mais, la gageure sera de créer un sentiment de diversité au sein de la mesure et Banville déclare ainsi :

L’art des vers, dans tous les pays et dans tous les temps, repose sur une seule règle : La Variété dans l’Unité. – Celle-là contient toutes les autres. Il nous faut l’Unité, c’est-à-dire le retour des mêmes combinaisons, parce que, sans elle, le vers ne serait pas un Être, et ne saurait alors nous intéresser ; il nous faut la Variété, parce que, sans elle, le vers nous berce et nous endort.

Nous ne sommes pas loin de la vérité de La Palisse et la fin de cet extrait nous fait songer aux derniers vers d’une parodie de Banville de la nouvelle Un cœur sous une soutane, où figure la rime « condor » :: « endort », variante de la rime fautive : « dort » :: « d’or » que Rimbaud a si souvent soumise au maître parnassien. Il s’agit de la fin du poème intitulé La Brise :

[…]
C’est comme une aile de condor
Assoupissant celui qui prie !
Ça nous pénètre et nous endort !

Ceci pourrait avoir des conséquences pour la datation de la nouvelle. Elle serait postérieure au 11 août 1870, date de publication du premier chapitre du traité. La mauvaise rime « condor » :: « endort » fait une entorse au bercement mécanique des rimes bien conçues. La faute naîtrait de l’assoupissement justement et non d’un désir de variété du séminariste Léonard. Mais, Banville attache une réelle importance à son propos, puisqu’il y revient dans la conclusion : « Sois varié toujours et sans cesse ; dans la poésie comme dans la nature, la condition première et indispensable de la vie est la variété. » L’introduction était toutefois plus claire à ce sujet, en précisant une double exigence :

Toutes les règles de toutes les versifications connues n’ont pas d’autre origine que ce double besoin, qui est inhérent à la nature humaine. Et nous montrerons successivement qu’en fait de vers on est toujours bien guidé par la double recherche de l’Unité et de la Variété, et que lorqu’on commet une faute, c’est toujours parce qu’on a transgressé une de ces lois fondamentales.

Banville définit ensuite le « vers français ». Il commet une petite erreur. L’opposition des voyelles brèves et longues ne vaut que pour la poésie latine et la poésie grecque ancienne. Mais il a conscience, contre le discours de ceux qui veulent voir des accents dans les poésies françaises, italiennes et espagnoles, que le « vers français » est plus rudimentaire et n’est pas identique à « celui de toutes les autres langues » :

Il est seulement l’assemblage d’un certain nombre régulier de syllabes, coupé, dans certaines espèces de vers, par un repos qui se nomme césure, […]

Le repos n’est pas réel, il s’agit d’une expression imagée qui témoigne de la prise de conscience d’une articulation des mots et des groupes de mots entre eux. Ce repos n’est rien d’autre que le passage d’un groupe de mots à un autre, et parler de pause est excessif. Toujours est-il que nous préférons entendre parler de repos à la césure que d’accent. Pour Rimbaud, le discours était de marquer une « pause » ou un « repos » à la césure ou entre deux vers, pas d’accentuer les dernières syllabes d’un hémistiche ou d’un vers. La citation que nous venons de faire est très claire à ce sujet. Le problème, c’est qu’il y a plusieurs « repos » dans un vers, puisque celui-ci se compose en général de plusieurs mots, voire groupes de mots. Quant au « nombre régulier de syllabes », Banville ne dit pas clairement s’il s’agit d’une régularité globale : par exemple, tous les alexandrins possèdent douze syllabes métriques, ou s’il s’agit d’une régularité de conception : par exemple, tous les alexandrins réunissent deux hémistiches de six syllabes métriques. Les pages suivantes du traité donnent des exemples des types de vers d’une à treize syllabes et plaident pour la seconde conception. Or, le discours ambiant des romantiques parle de « césure mobile » et de « déplacement de la césure ». Cette dernière formule se retrouve sous la plume de nombreux auteurs, de Victor Hugo (préface de Cromwell) à Paul Verlaine. Pour l’instant, Banville n’y fait guère écho dans l’introduction de son traité. L’auteur se contente d’évoquer un maniement souple et perfectionné des vers : l’alexandrin est « celui de tous nos mètres qui a été le plus long à se perfectionner, et c’est de nos jours seulement qu’il a atteint toute l’ampleur, toute la souplesse, toute la variété et tout l’éclat dont il est susceptible. » Tout bascule au chapitre V, quand il en vient à la question de « l’enjambement ».

A suivre…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire