mercredi 23 mars 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (troisième partie), introduction de Jacques bienvenu

     Je travaille depuis environ 15 ans sur les rapports bien connus concernant Rimbaud et Banville, mais qui ont été faussés selon moi. Pour la plus grande partie de  ceux qui s’intéressent à Rimbaud, Banville  représente un poète dépassé aux antipodes du génial adolescent qui va renouveler l’art poétique. Je me suis longuement expliqué dans divers articles que j’ai mis en ligne pour faciliter leur accès. Mes deux hypothèses essentielles sont les suivantes : Les lettres du Voyant ont été écrites après la lecture des quatre premiers chapitres du traité de Banville. Et la suite du traité, publié  après une interruption de plus d’un an, en novembre 1871 a engendré une discussion critique entre Verlaine et Rimbaud qui vont amener les deux poètes à créer une nouvelle poétique chacun à leur manière. David Ducoffre me fait l’honneur d’exploiter mes thèses et j’en suis très heureux. Je crois qu’il est le mieux placé pour effectuer ce travail. Sa connaissance remarquable de la métrique est un atout majeur. Il faut bien comprendre qu’il s’agissait pour Rimbaud à son époque de dérégler la mécanique des vers et D.Ducoffre va nous expliquer de quelle manière. Certes, il convient d’avoir quelques connaissances en métrique. Ce petit effort est indispensable pour l’étude de Rimbaud. Donnons un exemple simple. On sait que dans un Alexandrin il y a une césure à l’hémistiche. Tous les poètes pendant très longtemps ont fait en sorte que la césure ne coupe pas un mot. On ignore en général que Banville est le premier poète important à avoir osé couper un mot à la césure dans le vers suivant :

Où je filais pensi-vement la blanche laine

Il fut suivi par Mallarmé et Verlaine avant Rimbaud. C’est seulement en 1871 et en particulier dans le Bateau ivre que Rimbaud ose une telle césure :

Je courus ! Et les les pen-insules démarées
  
avec un effet de sens comme l’a brillamment montré Benoît de Cornulier dont les travaux sont une référence dans le domaine métrique. Sans doute y-a-t-il un rapport entre le pensi-vement de Banville et les pen-insules de Rimbaud. L’élève n’a-t-il pas voulu dépasser le maître ? Autre exemple : On observe que Verlaine et Rimbaud vont tous les deux utiliser les vers de onze syllabes qu’ils n’avaient jamais expérimentés avant leur rencontre. Pourquoi ? Je laisse le soin à David Ducoffre de nous donner des explications.

Jacques Bienvenu


Bibliographie :

BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.

Troisième partie par David Ducoffre

Le traité de Banville propose un nouveau répertoire des mètres, mais il s’appuie sur les pratiques déjà admises à son époque. Pour les arts poétiques de la période classique, les vers simples d’une, deux ou trois syllabes n’existaient pas. Un critère de goût intervenait dans la définition. Le quatrain suivant de Jules de Rességuier n’aurait pas pu être qualifié d’exemple de poésie en vers :

Fort
Belle,
Elle
Dort.

Quand Banville écrit son traité, une telle restriction n’a plus lieu d’être. Les romantiques et le poème Les Djinns de Victor Hugo ont remis en cause l’héritage classique. Ainsi, Banville admet d’emblée l’existence de vers simples d’une à huit syllabes. En revanche, les romantiques ont pris très peu de liberté en ce qui concerne le répertoire des vers composés (ceux qui comportent une césure). Les classiques ne toléraient plus que deux vers composés dans le domaine littéraire : le décasyllabe avec un repos après la quatrième syllabe et l’alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. Au dix-huitième siècle, un certain Régnier-Desmarais croyait avoir inventé un décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes, sans s’apercevoir qu’il s’inspirait d’un modèle courant dans les chansons populaires. Et Voltaire avait contesté (triomphalement) la pertinence de cette invention qui n’était pourtant qu’une redécouverte d’un oublié de la culture française. Exceptionnellement, les poètes romantiques ont favorisé le recours à ce type de décasyllabe, ce dont le traité de Banville prend acte. Celui-ci a donc répertorié les onze types de vers qui semblent suffire pour décrire la poésie classique et la poésie romantique : huit vers simples et trois vers composés. Il leur a ajouté deux exemples de mètres, le vers de onze syllabes avec un repos après la cinquième syllabe, rareté qu’il a rencontrée dans la poésie du seizième siècle (Ronsard),  et le vers de treize syllabes avec repos encore une fois après la cinquième syllabe, sans qu’on ne sache s’il s’est inspiré d’exemples antérieurs du seizième siècle. Puis, il a créé l’ennéasyllabe avec césure après la cinquème syllabe et il l’a proposé aux lecteurs en conclusion de son traité. Nous avons vu que Verlaine a refusé ce dernier modèle, au profit de la distribution inversée d’hémistiches de cinq, puis quatre syllabes.
Il est plus étonnant de constater que les romantiques n’ont pas promu la pratique du vers de neuf syllabes avec repos après la troisième syllabe, alors que ce type de vers de chanson se rencontrait dans l’œuvre de Molière lui-même, ainsi de ces deux vers extraits de la chanson finale en vers libres de La Pastorale comique :

Le printemps vient reprendre sa place,
[…]
Des chagrins songeons à nous défaire :
[…]

Ce type de vers s’était maintenu dans les parties chantées de quelques pièces de théâtre, dans les opéras, mais il n’apparaissait dans aucun recueil de poésies. Nous avons vu que Banville lui-même n’avait pas su le césurer correctement, après l’avoir rencontré dans l’œuvre si médiocre d’Eugène Scribe. Verlaine fut le premier, à notre connaissance, à recourir à un tel vers dans un recueil de poésies lyriques et, s’il le fit dans les Romances sans paroles, ce fut en réponse précisément au traité de Banville : « Je devine, à travers un murmure,… » (Ariettes oubliées II). Or, suite à sa lecture du traité de Banville, Verlaine s’est essayé à de nouvelles formes de combinaisons métriques. Il a exploité deux types de vers de onze syllabes et il a composé encore d’autres poèmes en vers de treize, quatorze ou dix-sept syllabes. Les métriciens ont publié plusieurs articles sur les alexandrins de Verlaine, sur ses hendécasyllabes et ils se sont intéressés à ses poèmes en vers de treize syllabes. Il nous manque malheureusement deux articles de synthèse : un sur la variété des mètres employés par Verlaine, un autre sur les césures des poèmes en ennéasyllabes. Pourtant, une étude de synthèse sur la variété des mètres employés permet de mieux cerner les enjeux d’histoire littéraire posés par le corpus verlainien, tandis que les césures des premiers ennéasyllabes de Verlaine livrent des enseignements essentiels sur la révolution métrique provoquée par Rimbaud et… Verlaine.
Jusqu’à la fin de sa vie, Verlaine a privilégié l’alexandrin. La césure est devenue méconnaissable au fil du temps, bien que la lecture en deux hémistiches de six syllabes doive être présupposée. Quant à la concurrence des deux modèles de décasyllabes, elle finit par poser de plus importants problèmes d’identification des césures, étant donné la prolifération des enjambements provocants. Les métriciens semblent avoir renoncé à proposer une césure aux derniers poèmes en décasyllabes de Verlaine, ce qui revient à les placer sur le même plan que les décasyllabes de Rimbaud (Tête de faune, Jeune ménage, Bruxelles, Conclusion de Comédie de la soif). Nous y reviendrons. En revanche, les vers de onze syllabes ne sont pas devenus fort nombreux dans le corpus verlainien. Entre 1872 et 1888, voici le recensement des poèmes en hendécasyllabes : « Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses… » (Romances sans paroles, Ariettes oubliées IV), « La tristesse, la langueur du corps humain » (Sagesse, III, X), A la louange de Laure et de Pétrarque, Vers pour être calomnié (tous deux dans Jadis et naguère), Crimen amoris (poème de Cellulairement repris dans Jadis et naguère) et trois pièces du recueil intitulé Amour : Adieu, Délicatesse, Lucien Létinois XVI « Cette adoption de toi pour mon enfant… ». En l’espace de seize ans, nous ne dénombrons que huit poèmes en vers de onze syllabes. Sur ces huit poèmes, sept adoptent la césure après la cinquième syllabe, bien que les césures soient particulièrement acrobatiques dans le cas du poème de Sagesse « La tristesse, la langueur du corps humain… » Les métriciens ont jusqu’à présent renoncé à admettre cette césure pour ce sonnet ! Un seul poème fait exception : Crimen amoris. Les métriciens admettent qu’il est dominé par un nombre conséquent de vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes, ce qui est contradictoire avec le principe métrique. Nous préférons considérer que tous les vers du poème ont une césure après la quatrième syllabe, sentiment que ne peut que renforcer la comparaison des vers déviants dans les différentes versions connues du poème. Seul Crimen amoris s’écarte du répertoire établi par Banville. Dans ses derniers recueils, abstraction faite des lignes de onze syllabes isolées dans du vers libre, Verlaine publiera quelques autres poèmes avec recours aux vers de onze syllabes. La césure réclamée par Banville continue de s’imposer dans la majorité des cas : Agnus Dei dans Liturgies intimes, Epigrammes III, Invectives VI Portrait académique et VII A Edouard Rod. Deux poèmes seulement font exception : Epigrammes XIII et Invectives XXIV Hou ! Hou !, poèmes négligés par les métriciens où nous retrouvons la césure adoptée dans Crimen amoris.
Verlaine a continué de composer une quantité importante de poèmes en ennéasyllabes, tantôt avec une césure après la troisième syllabe, tantôt avec une césure après la quatrième syllabe. Même si les césures sont de plus en plus difficiles à identifier à partir du recueil Parallèlement, notre poète semble n’avoir jamais adopté la césure proposée par Banville en conclusion de son traité, la suite de cinq puis quatre syllabes.
Verlaine a également composé quelques poèmes en vers de treize syllabes. Comme pour l’hendécasyllabe, la césure proposée par Banville a été privilégiée : quelques vers du poème « Je ne sais pourquoi… » (œuvre du recueil inédit Cellulairement reprise dans Sagesse (III, VII)), Sonnet boiteux (Jadis et naguère), Un conte (Amour), etc. Le poème Circoncision des Liturgies intimes pourrait se réclamer de ce modèle, bien qu’il soit plus délicat à analyser. Enfin, le poème Tête de pipe des Epigrammes est particulièrement retors. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un poème aux hémistiches de six et sept syllabes, ou de sept et six syllabes, en tension avec le modèle de l’alexandrin. Il n’en reste pas moins que, à l’exception de deux cas compliqués tardifs, Verlaine a appliqué la césure préconisée par Banville dans ses poèmes en vers de treize syllabes.
Si le Petit traité de poésie française n’a pas proposé de vers de plus de treize syllabes, les vers de quatorze et dix-sept syllabes inventés par Verlaine témoignent également de son influence. Le vers de quatorze syllabes de Verlaine n’est rien d’autre qu’une adaptation du vers de treize syllabes. Le premier hémistiche passe simplement de cinq à six syllabes, le second hémistiche se maintient à la forme maximale de huit syllabes. Verlaine a recouru à quelques reprises à ce nouveau type de mètre, mais une preuve de l’influence du modèle banvillien nous semble apparaître dans le traitement du poème VII Laurent Tailhade du recueil intitulé Dédicaces. Il s’agit du second poème de Verlaine en vers de 14 syllabes que nous connaissions, peu après Le Sonnet de l’homme au sable (Parallèlement). Sous réserve de vérification manuscrite, le vers d’incipit est faux, du moins tel que nous pouvons le consulter dans l’édition d’Yves-Alain Favre (collection Bouquins, 1992,  p.299), et il ne compte qu’un ensemble de treize syllabes qu’il est aisé de césurer en hémistiche de cinq et huit syllabes, comme si Verlaine donnait le modèle qui l’a inspiré pour la création de son propre vers de 14 syllabes :

Le prêtre en chasuble (5) + énorme d’or jusques aux pieds (8)
Avec un long pan d’aube (6) + en guipures sur les degrés ; (8)
Le diacre et le sous-diacre (6) + aux dalmatiques chamarrées (8)
D’orerie et de perle (6) à quelque Eldorado pillées ; (8)
[…]

Enfin, penchons-nous sur le vers le plus long qu’ait créé Verlaine, le vers de 17 syllabes. Il s’agit d’une raillerie à l’égard de Moréas. Dans le recueil Epigrammes, un vers isolé de 17 syllabes termine le poème III en hendécasyllabes. Le poème IV en octosyllabes commente cette création et l’a reconduit à nouveau en clausule. Citons le vers de dix-sept syllabes qui termine Epigrammes III, puis le poème de commentaire métrique lui-même :

[…]
Je prendrais l’oiseau léger, laissant le lourd crapaud dans sa piscine.

IV

J’ai fait un vers de dix-sept pieds !
Moréas, ne triomphez pas,
Vous, de tous les chers émeutiers,
Le seul dont j’aime les ébats,

Dont j’aime et dont j’admire l’heur
Dans la pensée et dans les mots
(Les autres, oui, j’admire leur
Bravoure, mais c’est tout mon los).

Mon vers n’est pas de dix-sept pieds,
Il est de deux vers bien divers,
Un de sept, un de dix, Riez
Du distinguo : c’est bon, rire. Et c’est meilleur encore, aimer vos vers !

Il s’agit d’une réponse à un poème de Moréas en vers de seize syllabes. Verlaine a la perfidie de lui rappeler la question des césures s’il ne veut pas basculer dans la prose. Le vers de Verlaine est composé de deux vers, comme l’alexandrin se compose de deux hémistiches. Verlaine nous apprend que ses deux vers de 17 syllabes se composent d’un vers de sept syllabes et d’un vers de dix syllabes. Mais, il faut bien comprendre jusqu’où il pousse la perfidie, car son vers de dix syllabes contient lui-même une césure, celle classique au plan littéraire après la quatrième syllabe :

Je prendrais l’oiseau léger, (7) / laissant le lourd + crapaud dans sa piscine. (4+6)
Du distinguo : c’est bon, rire. (7) / Et c’est meilleur + encore, aimer vos vers ! (4+6)

A ceux qui voudront contester les enjambements banals pour les mots « crapaud » et « encore », nous leur demanderons ce qu’ils pensent du petit enjambement malicieux à l’entrevers : « Du distinguo ».
Maintenant que notre relevé est terminé, passons aux conclusions. Comme pour l’ennéasyllabe aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes (Chevaux de bois, L’Art poétique), nous pouvons vérifier que Banville est à la source des nouvelles initiatives métriques de la part de Verlaine. Son vers de quatorze syllabes n’est qu’une adaptation du vers de treize syllabes de Banville. L’émergence en poésie lyrique de l’ennéasyllabe avec césure après la troisième syllabe s’explique aussi par une erreur et un oubli de Banville. Contrairement à ce que les métriciens ont pu avancer, les vers de onze syllabes de Rimbaud et Verlaine ne s’inspirent pas de deux poèmes aujourd’hui bien connus de Marceline Desbordes-Valmore : Rêve intermittent d’une nuit triste, La Fileuse et l’enfant, quand bien même Rimbaud a encouragé son compagnon à la lecture de la poétesse douaisienne, mais ils sont le fruit d’une lecture assidue du Petit traité de poésie française qui, seul, parvient et suffit à expliquer le choix de mètres nouveaux dans la poésie ultérieure de Verlaine. Avant la publication du traité de Banville à la fin de l’année 1871 (datation établie par Jacques Bienvenu), Verlaine n’avait jamais composé un seul poème en vers de neuf, onze, treize ou quatorze syllabes. Seul l’hendécasyllabe aux hémistiches de quatre et sept syllabes pose un problème d’origine dans les trois poèmes Crimen amoris, Epigrammes XIII et Invectives XXIV Hou ! Hou ! Si nous pouvons songer à une adaptation du décasyllabe littéraire, nous verrons que ces trois poèmes sont tous liés à Rimbaud. Mais, il nous reste une importante mise au point à proposer quant à l’influence métrique de Banville sur Verlaine et nous nous proposons d’étudier maintenant un poème capital pour l’étude de la versification : le célèbre « Je ne sais pourquoi… » (Sagesse, III, VII). Cette étude est indispensable pour aborder correctement la question des vers de onze et dix syllabes dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud, avec toujours en perspective l’influence du traité de Banville.
A suivre…

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