samedi 6 août 2016

La lettre de Rimbaud à Izambard du 20 août 1870, réflexions autour d'un article de Steve Murphy


Un volume d’hommages consacré à Michael Pakenham Le Chemin des correspondances et le champ poétique a été publié aux éditions Classiques Garnier. Celui-ci comporte une cinquantaine d’articles. Nous ne pouvons pas donner dans l’immédiat un compte rendu de cet important volume que nous sommes en train d’étudier. Néanmoins, nous  apportons ici quelques réflexions qui ont été suscitées par un article de Steve Murphy intitulé Le coeur d’épître. Rimbaud, Louisa Siefert et Nina consacré à la lettre du 25 août 1870 de Rimbaud à Izambard. Steve Murphy a aussi écrit le premier article du volume publié sous sa direction : Michael Pakenham, trouveur ( 1929-2013).

Voici le texte de la lettre de Rimbaud à Izambard du 25 août 1870 :


                                                                     Charleville, 25 août 1870.
   Monsieur,

   Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! — Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n'ai plus d'illusions. Parce qu'elle est à côté de Mézières, — une ville qu'on ne trouve pas, — parce qu'elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prud'hommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme ! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres, qui, chassepot au cœur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève !... moi j'aime mieux la voir assise : ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe.
   Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé ; j'espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin : j'espérais surtout des journaux, des livres... — Rien ! Rien ! Le courrier n'envoie plus rien aux libraires ; Paris se moque de nous joliment : pas un seul livre nouveau ! c'est la mort ! Me voilà réduit, en fait de journaux, à l'honorable Courrier des Ardennes, propriétaire, gérant, directeur, rédacteur en chef et rédacteur unique : A. Pouillard ! Ce journal résume les aspirations, les vœux et les opinions de la population, ainsi jugez ! c'est du propre !... On est exilé dans sa patrie !!!!
   Heureusement, j'ai votre chambre : — Vous vous rappelez la permission que vous m'avez donnée. — J'ai emporté la moitié de vos livres ! J'ai pris Le Diable à Paris. Dites-moi un peu s'il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? — J'ai Costal l'Indien, j'ai La Robe de Nessus, deux romans intéressants. Puis, que vous dire ?... J'ai lu tous vos livres, tous ; il y a trois jours, je suis descendu aux Épreuves, puis aux Glaneuses, — oui ! j'ai relu ce volume ! — puis ce fut tout !... Plus rien ; votre bibliothèque, ma dernière planche de salut, était épuisée !... Le Don Quichotte m'apparut ; hier, j'ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré : maintenant, je n'ai plus rien ! —Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits : vous n'êtes plus professeur, maintenant, j'espère !...
   —Vous aviez l'air de vouloir connaître Louisa Siefert, quand je vous ai prêté ses derniers vers ; je viens de me procurer des parties de son premier volume de poésies, les Rayons perdus, 4
e édition. J'ai là une pièce très émue et bort belle, « Marguerite »
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Moi, j'étais à l'écart, tenant sur mes genoux
Ma petite cousine aux grands yeux bleus si doux :
C'est une ravissante enfant que Marguerite
Avec ses cheveux blonds, sa bouche si petite
Et son teint transparent...
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Marguerite est trop jeune. Oh ! si c'était ma fille,
Si j'avais une enfant, tête blonde et gentille,
Fragile créature en qui je revivrais,
Rose et candide avec de grands yeux indiscrets !
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupière
Quand je pense à l'enfant qui me rendrait si fière,
Et que je n'aurai pas, que je n'aurai jamais ;
Car l'avenir, cruel en celui que j'aimais,
De cette enfant aussi veut que je désespère...
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Jamais on ne dira de moi : c'est une mère !
Et jamais un enfant ne me dira : Maman !
C'en est fini pour moi du céleste roman
Que toute jeune fille à mon âge imagine...
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— Ma vie, à dix-huit ans, compte tout un passé. 

— C'est aussi beau que les plaintes d’Antigone ανυμφη, dans Sophocle. —J'ai les Fêtes galantes de Paul Verlaine, un joli in-12 écu. C'est fort bizarre, très drôle ; mais vraiment, c'est adorable. Parfois de fortes licences ; ainsi :
Et la tigresse épou / vantable d'Hyrcanie
est un vers de ce volume — Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson, un petit volume de vers du même poète : ça vient de paraître chez Lemerre ; je ne l'ai pas lu ; rien n'arrive ici ; mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien ; — Au revoir, envoyez-moi une lettre de 25 pages — poste restante, — et bien vite !

A. RIMBAUD.

P.-S. — À bientôt, des révélations sur la vie que je vais mener après….. les vacances……………


Cette lettre contient des extraits d’un poème de Louisa Siefert, Marguerite, que nous donnons en faisant apparaître en jaune les vers cités par Rimbaud :

C’était un soir de juin paisible. Du midi
Le vent soufflait chargé d’un parfum attiédi,
Et les deux vieilles tours massives & carrées,
D’un rayon de soleil couchant étaient dorées.
Le ciel d’un bleu d’opale avait des tons charmants ;
Les arbres & les fleurs tressaillaient par moments ;
Partout les foins coupés dormaient sur les prairies.
On eût dit la nature en proie aux rêveries ;
Nous étions réunis tous au bout du jardin ;
Personne ne troublait le silence serein
Qui, du ciel calme & pur, tombait sur toutes choses
Et venait rafraîchir les hommes & les roses.
Moi, j’étais à l’écart, tenant sur mes genoux
Ma petite cousine aux grands yeux si doux :
C’est une ravissante enfant que Marguerite
Avec ses cheveux blonds, sa bouche si petite
Et son teint transparent. — Amour ou chérubin,
Dont rien n’altère encor le sourire divin !
Elle avait tant joué qu’elle était un peu lasse,
Et, comme on voit la fleur sous la brise qui passe
S’incliner, la mignonne avait fermé les yeux,
En appuyant sur moi son front pur & joyeux.
Enlacée à mes bras, elle était immobile ;
La lumière baignait son visage tranquille ;
Elle ne dormait pas, elle semblait rêver.
Et je la regardais se perdre & s’élever
Dans ce cher pays bleu, splendide & solitaire,
Où, depuis si longtemps, je vis loin de la terre.
Tout à coup quelqu’un dit en nous montrant ainsi :
« ― Vraiment, c’est un tableau tout à fait réussi.
« Et comme la petite à la grande ressemble ! »
« Nul n’y pensait avant qu’elles fussent ensemble.
« On dirait, n’est-ce pas ? à les regarder bien,
« Les deux sœurs, ou la mère & l’enfant. » L’entretien
Alors se renoua, sérieux ou frivole.
Autour de moi, chacun, ayant pris la parole,
Sur ce premier avis voulut donner le sien.
Mais, je n’écoutais plus, je n’entendais plus rien,
Non, plus rien que l’haleine égale & reposée
Qui sortait doucement de la lèvre rosée.
Mon cœur seul parlait haut sans craindre de témoin ;
Un mot avait suffi pour l’emporter bien loin,
Et je berçais toujours ma petite cousine
Tandis qu’un long soupir soulevait ma poitrine :
— Les deux sœurs, me disais-je, oh ! non, dans sa douceur
Je la connais bien, moi, l’amitié d’une sœur ;
Je sais ce qu’elle vaut & combien elle est sûre.
Sa tendresse est habile à panser la blessure
Profonde que l’amour nous fait ; son dévoûment
Est, jusqu’en ses détails, sympathique & charmant ;
Sa force est patiente & son ardeur fidèle.
Ma sœur, puissent mes jours s’écouler auprès d’elle !
Puisse Dieu lui donner ce qu’il m’ôte ici-bas !
Ma sœur est mon amie & ne changera pas.
Marguerite est trop jeune. Oh ! si c’était ma fille,
Si j’avais une enfant, tête blonde & gentille,
Fragile créature en qui je revivrais,
Rose & candide avec de grands yeux indiscrets,
Sans cesse demandant des chansons, des caresses
Et de tendres baisers, quelles folles ivresses
Me causeraient sa voix, son parler hésitant
Ou le timbre joyeux de son rire éclatant !
Pour elle, être à mon tour ce qu’est pour moi ma mère,
Et, comme par un souffle, en cette vie amère,
Sentir les maux guéris & les pleurs essuyés
Par le bruit de l’enfant qui jouerait à mes pieds ;
Être le but, la vie & l’âme de cette âme,
L’instruire de ma foi, l’échauffer de ma flamme
Et ne rien demander que sa joie en retour,
Quel rêve, encor plus doux que celui de l’amour !
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupière
Quand je pense à l’enfant qui me rendrait si fière,
Et que je n’aurai pas, que je n’aurai jamais ;
Car l’avenir, cruel en celui que j’aimais,
De cette enfant aussi veut que je désespère.
Pourtant elle eût porté le nom de mon grand-père,
Je l’aurais appelée Olympe comme lui.
Doux & brillant reflet du rayon qui m’a lui
Dans les jours d’autrefois, les jours de mon enfance,
Ce nom, porté par elle, à sa fraîche innocence
Se serait rajeuni de nouveau pour longtemps ;
Écho de la vieillesse & chanson du printemps,
Fleur nouvelle naissant de la plante brisée,
Matin tout emperlé des pleurs de la rosée,
Prestige du passé, rêve de l’avenir,
Vie & mort, jour & nuit, espoir & souvenir !
Mais pourquoi tant choyer cette folle chimère ?
Jamais on ne dira de moi : C’est une mère !
Et jamais un enfant ne me dira : Maman !
C’en est fini pour moi du céleste roman
Que toute jeune fille à mon âge imagine.
Du bouquet effeuillé je n’ai plus que l’épine,
La brise s’est changée en ouragan glacé :
Ma vie à dix-huit ans comprend tout un passé.



Rimbaud n’a pas donné correctement le second extrait. Il a mis un point d’exclamation à la place d’une virgule après indiscrets et aurait dû placer  comme suit la série de points :


Marguerite est trop jeune. Oh ! si c'était ma fille,
Si j'avais une enfant, tête blonde et gentille,
Fragile créature en qui je revivrais,
Rose et candide avec de grands yeux indiscrets,
…………………………………………………………
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupière
Quand je pense à l'enfant qui me rendrait si fière,
Et que je n'aurai pas, que je n'aurai jamais ;
Car l'avenir, cruel en celui que j'aimais,
De cette enfant aussi veut que je désespère…

Steve Murphy, dans son article, pose cette question :

L’expression « je viens de me procurer des parties de son premier volume se réfère-t-elle à la lecture de quelques poèmes de la quatrième édition des Rayons perdus dans une revue ou dans une recension ? Rimbaud a-t-il clandestinement recopié des extraits dans une librairie en renonçant aux pages non coupées ?


Rimbaud n’a pas pu lire la quatrième édition des Rayons perdus de Louisa Siefert qui ne paraîtra qu’en 1873. Il a lu les poésies dans la seconde édition de 1869. C’est là, dans la préface d’Asselineau que Rimbaud a trouvé le rapprochement avec les plaintes d’Antigone. Il n’a pas recopié des extraits dans un livre en renonçant aux pages non coupés : les extraits sont situés sur toutes les pages 26 à 29 de cette édition. Concernant des articles susceptibles de reproduire des extraits, nous avons retrouvé celui de L’Artiste qui est signalé dans la préface d’Asselineau. L’extrait cité est différent de ceux donnés par Rimbaud. Observons que la critique est élogieuse avant même le succès de la première édition. On reconnaît à Louisa Siefert parfois une écriture virile soulignée aussi par Asselineau. Voici l’article de L’Artiste



Steve Murphy pose au début de son article la question des vers que la lettre aurait pu contenir : « Nous voudrions nous pencher sur une lettre dont on a toujours su qu’elle avait contenu des vers, mais sans savoir lesquels »

Il précise que la lettre de Rimbaud faisait suite au départ d’Izambard « qu’il n’a pas revu depuis quelques semaines. Il ne le retrouvera pas (…) » Or, en septembre à Douai, Rimbaud a revu Izambard qui l’a ramené à Charleville à la fin de ce mois. Rimbaud a donc très bien pu donner des poèmes à Izambard après l’envoi de la lettre du 25 août.
Néanmoins, il est possible que Rimbaud ait pu joindre à la lettre le poème Ce qui retient Nina daté du 15 août. Selon Murphy, les pliures sur le fac-similé reproduit  dans le catalogue de la vente Guérin de 1998 montrent qu’elles coïncident avec ceux de la lettre. Cela ne nous semble pas exact. Le commentaire de Claude Jeancolas dans son édition des manuscrits de Rimbaud est plus précis : « Deux feuillets 208x134mm, papier vergé de 75g, écrits recto verso à l’encre bistre. traces de pliures en deux horizontalement puis repliage des bords extérieurs vers le centre à 3 et 4 cm des bords, ce qui indique un envoi par la poste ». Pour Claude Jeancolas le poème a été envoyé à Georges Izambard en août 1870. Il ne précise pas que l’envoi coïncide avec la lettre du 25 août. 


Dans son article, Steve Murphy soulève un problème philologique et se demande si l’édition habituelle de lettre est juste :

« Il y a en effet une difficulté généralement passée sous silence : les mots « — Vous aviez »  ne sont pas de Rimbaud. Henri Guillemin commentant le manuscrit qu’il a pu examiner à l’époque où il faisait partie de la collection Godoy, certifie que la lettre présente toujours à cet endroit une coupure, attestée par Berrichon comme par Izambard. Or son témoignage publié en 1953, a ceci de curieux que la séquence « —Vous aviez » figure bel et bien sur le fac-similé du manuscrit publié l’année suivante par Suzanne Briet. Il s’agit d’une reconstitution allographe, s’écartant légèrement de la proposition de Guillemin ( «  Vous avez »), y compris par l’ajout de ce tiret. »

Berrichon qui avait édité pour la première fois la lettre en 1912 avait en effet signalé une partie déchirée et avait transcrit : « …[ partie déchirée] …vouloir connaître Louisa Siefert ». De même Henri Guillemin qui avait pu consulter le manuscrit d’Armand Godoy signalait aussi une coupure due à une déchirure dans l’angle supérieur gauche du second feuillet.

Reproduction du catalogue de l'exposition du centenaire de 1954

Mais la leçon du manuscrit est là : il n’y a pas de déchirure comme le montre bien l’excellente reproduction en fac-similé de la lettre reproduite dans l’édition de la correspondance de Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère et on y lit bien la séquence : « — Vous aviez l’air ».


Henri Guillemin après 1953 est devenu propriétaire du manuscrit comme le montre le catalogue du centenaire de 1954 :


Peut-on imaginer qu’un homme comme Henri Guillemin, qui avait le respect du document, ait pris l’initiative de caviarder un autographe de Rimbaud ? Et peut-on affirmer que les mots «  — Vous aviez  » ne sont pas de Rimbaud ? Je ne le pense pas.

JB

Voir à ce sujet notre article sur Renaud et Louisa Siefert.

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