jeudi 28 mars 2013

Izambard poète, par Jacques Bienvenu



© Yves Jacq



Nous sommes le 13 juin 1886. Dans un grand journal, Le Gil Blas, où des écrivains connus comme Maupassant collaboraient, était annoncée une mince plaquette de poésie avec une préface de Jean Richepin que le journal publiait. Le tirage, luxueux, en papier japon, comportait  500 exemplaires. Il s’agissait d’un poème d’Izambard intitulé : Collage. Par une sorte de coïncidence, c’est exactement au même moment qu’une revue assez confidentielle, La Vogue, publiait Les Illuminations d’Arthur Rimbaud. 





À cette époque, Izambard ne soupçonnait pas une seconde que son ancien élève était un grand poète. Certes, il avait bien rencontré Verlaine l’année précédente et  lui avait communiqué des manuscrits de l’année 1870 que lui avait confiés l’auteur d’À la Musique. Mais, il ne recherchait pas, à ce moment, les trésors qu’il possédait comme la lettre du Voyant que Rimbaud lui avait envoyée le 13 mai 1871. Pourtant, cette lettre, il ne l’avait pas oubliée, mais elle lui avait tellement déplu qu’il ne la publia que 42 ans plus tard ! En effet, Rimbaud s’était permis de lui dire, sans aucun ménagement, que sa poésie serait toujours horriblement fadasse et qu’il finirait comme un satisfait qui n’a rien fait ! L’auteur du Bateau ivre avait fait publier, lui aussi, 13 ans avant Collage, un chef-d’œuvre en une mince plaquette tirée elle aussi à 500 exemplaires mais sur papier ordinaire. On sait qu’il ne put y avoir d’écho dans la presse, car aucun livre ne pouvait être vendu, dans la mesure où ils étaient restés chez l’imprimeur à l’exception de quelques exemplaires d’auteur dont l’un fut communiqué à Richepin (qu’est-il devenu ?). Quelques mois après l’annonce du livre d’Izambard Une Saison en enfer paraissait dans La Vogue. Aujourd’hui la plaquette d’Izambard est beaucoup plus difficile à trouver que l’édition originale de la Saison et il est permis de penser que le nombre de ceux qui ont lu Collage, en notre temps, est proche de zéro. Il n’est donc pas inutile d’en révéler quelques extraits.

Que valait la poésie d’Izambard en 1886 ? Rimbaud avait-il fait une juste prédiction ? Le livre d’Izambard en dépit de son annonce dans Le Gil Blas n’eut aucune réception critique et aucun succès selon l’aveu même de l’ancien professeur. Cependant, à la fin de sa vie, en 1930, dans une de ses dernières lettres, il souhaitait qu’une réédition de son poème Collage fût réalisée pour que l’on sache enfin qu’il était poète, lui aussi ! Nous offrons aux lecteurs le soin de lire quelques pages qui lui permettront de constater que Rimbaud n’avait peut-être pas tout à fait tort dans son jugement. Je remercie vivement Yves Jacq de m’avoir communiqué et autorisé à publier des images de son livre rarissime.

© Yves Jacq
© Yves Jacq
© Yves Jacq

dimanche 10 mars 2013

Chronologie des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870, par David Ducoffre


 
Début mai 1868 : Épître en vers latins félicitant le jeune Prince Impérial de sa première communion. Texte perdu.
(Rimbaud est alors en classe de troisième. Les 60 hexamètres n’ont jamais refait surface, mais cet envoi audacieux qui fit scandale peut éclairer certains aspects de créations ultérieures : la nouvelle Un cœur sous une soutane, Les Premières communions ou L’Eclatante victoire de Sarrebrück. Il est impossible de déterminer en quoi cette épître a pu déplaire : insolence de la démarche, propos peu ou prou déplacés, ou critiques. Nous ne savons pas.)

6 novembre 1868 : « Ver erat… »
(Parution le 15 janvier 1869 dans  Le Moniteur de l’Enseignement secondaire, spécial et classique : Bulletin officiel de l’Académie de Douai. « Imitation libre » en temps limité (trois heures et demie) en classe de seconde sur quelques vers d’Horace (Ode IV, livre III)[1]. Symbolique essentielle de l’élection du poète qui va marquer l’écriture de Rimbaud. Les 59 hexamètres de la composition et leur publication sont très en avance sur la production rimbaldienne en vers français qui nous est connue.)

Janvier-mai 1869 : « Jamque novus… »
(Parution le 1er juin 1869 dans Le Moniteur… Composition en classe de seconde, développement à partir du poème en octosyllabes L’Ange et l’enfant de 1828 du nîmois Jean Reboul, boulanger qui s’adonnant à la poésie fut encensé par les poètes romantiques : Lamartine, etc. Le poème latin de Jean Reboul et cette composition latine même, 55 hexamètres, sont des sources du poème Les Etrennes des orphelins, mais en avance de plusieurs mois, d’un an peut-être.)

Vers le milieu de l’année 1869 : « Olim inflatus… »
(Parution le 15 avril 1870 dans Le Moniteur… 46 hexamètres, traduction libre en classe de seconde d’un extrait de 41 alexandrins du poète Jacques Delille (L’Homme des champs, chant II) : récit du combat d’Hercule et du fleuve Acheloüs d’après Les Métamorphoses d’Ovide.)

2 juillet 1869 : Jugurtha
(Parution le 15 novembre 1869 dans Le Moniteur… 83 hexamètres sur le sujet « Jugurtha », composition en temps limité, de six heures du matin à midi, dans le cadre d’un Concours de Vers latins de l’Académie de Douai. L’idée d’une charge ou non contre l’Empire dans ce poème est débattue parmi les critiques rimbaldiens. Le barrage de la langue et la difficulté qu’il y a à mettre à jour des intentions ironiques rendent les conclusions délicates, d’autant que le poème a reçu le premier prix et que le sujet était imposé. Il faudrait encore songer à distinguer l’ironie et les signes d’insincérité de la part de Rimbaud, ce qui n’est pas la même chose. Un lycéen peut vouloir se démarquer politiquement, à ses risques et périls, dans un écrit scolaire, mais, malgré les traductions des partisans d’une lecture polémique de la composition latine, il reste qu’il n’est pas possible d’en affirmer le caractère subversif. Les conditions ne sont donc pas réunies pour clore le débat.)

(juin-juillet ou) Octobre-décembre 1869 : Invocation à Vénus
(Parution le 15 avril 1870 dans Le Moniteur… Traduction des 25 premiers vers du De rerum natura de Lucrèce. Seule l’année 1869 est précisée. Rimbaud est alors soit en classe de seconde, hypothèse d’une composition en juin-juillet, soit en classe de première, hypothèse d’un exercice d’octobre-décembre 1869. Ce sont les premiers vers français connus de Rimbaud, mais ils ont la double particularité de relever de l’exercice scolaire et du plagiat. Rimbaud a démarqué la traduction en alexandrins du premier livre du De rerum natura de Sully Prudhomme, éditée par Alphone Lemerre à la date du 22 mai 1869 (ce qui invite à considérer la seconde hypothèse de datation comme plus plausible). La supercherie est passée inaperçue. Ce poème a joué un rôle déclencheur pour certaines images des Etrennes des orphelins et pour la composition de Credo in unam. Mais il faut rappeler que seul le début de l’œuvre de Lucrèce est d’une telle poésie. L’auteur latin témoigne ensuite d’une philosophie matérialiste incompatible avec l’idéalisme romantique, le dualisme même, de Credo in unam. Le plagiat d’hémistiches et de vers de Coppée des Etrennes des orphelins pourrait être de très peu postérieur au plagiat de Prudhomme.)

Septembre-décembre 1869 : Les Etrennes des orphelins
(Parution le 2 janvier 1870 dans La Revue pour tous. Bien qu’il soit difficile d’imaginer que Rimbaud ait anticipé de quatre mois le nouvel An, il s’inspire du poème de Victor Hugo Les Pauvres gens dont certains vers sont réécrits. Paru initialement dans la première série de La Légende des siècles en 1859 (soit dix ans auparavant), le poème Les Pauvres gens figure dans la livraison du 5 septembre 1869 de La Revue pour tous. Les réécritures et plagiats du poème Les Etrennes des orphelins invitent à penser que Rimbaud possède alors personnellement tous les recueils de François Coppée parus jusque-là, mais aussi sa pièce Le Passant, et la traduction de Lucrèce par Sully Prudhomme. Un entrefilet de La Revue pour tous adressé à « M. Rim…, à Charleville » demande une réduction d’un tiers du poème adressé avant publication, ainsi que la correction d’un vers faux. Le très court espace de temps entre le 26 décembre et le 2 janvier pose une énigme : la version que nous connaissons a-t-elle été remaniée par Rimbaud lui-même ? L’idée d’un courrier personnel adressé à Rimbaud avant le 26 décembre n’est pas à exclure, mais nous ne saurions trancher.)

Janvier-mars 1870 : « Tempus erat… »
(Parution le 15 avril 1870 dans Le Moniteur…, puis réédition le 15 juin 1870 dans un périodique de Montpellier Le Cahier d’honneur, Revue de l’enseignement secondaire. 43 hexamètres, traduction de 40 vers du poème Le Christ à la scie, légende d’Eugène Mordret (Récits poétiques, Ledoyen, 1856). L’emploi, au demeurant anachronique, par George Hugo Tucker de l’ouvrage de J.-N. Adams The Latin Sexual Vocabulary (Duckworth, Londres, 1982) pour déterminer une lecture obscène des vers latins de Rimbaud ne nous paraît ni raisonnable, ni probant. Il faudrait présupposer une connaissance du latin argotique par Rimbaud, ce qui relève de l’enchantement. Comme dans le cas du Dictionnaire érotique moderne de Delvau, beaucoup de mots d’usage courant peuvent, selon le contexte, être employés avec une connotation sexuelle, par jeu. Il ne suffit pas de brandir des manières de définitions érotiques de mots courants pour parler d’obscénités cachées dans un poème. C’est le poème qui doit amener à l’interprétation sexuelle, pas les mots d’un dictionnaire. En revanche, l’idée de comparer les expressions latines de Rimbaud et celles érotiques d’auteurs tels que Catulle, Horace, pourrait apporter des résultats ponctuels, sous réserve d’investigations plus approfondies. Quant à la relation entre la mère et son enfant, elle est commune à « Tempus erat » et aux Poètes de sept ans, ce qui peut servir à opposer la figure de Jésus à celle du poète de sept ans.)
Voir aussi l’article de Romain Jalabert sur le blog Rimbaud ivre à propos d’une réédition de ce poème latin.

Janvier-mars 1870 : Verba Apollonii de Marco Cicerone
(Parution le 15 avril 1870 dans Le Moniteur… Discours en prose latine.)

[Nota Bene : 15 avril 1870, parution dans la même livraison du Moniteur… de quatre textes de Rimbaud : Invocation à Vénus, « Olim inflatus », « Tempus erat », Verba Apollonii de Marco Cicerone.]

(février ou) Avril 1870 : Charles d’Orléans à Louis XI. Datation resserrée en fonction d’un argument d’autorité.
(Il s’agit d’un devoir scolaire conservé par Izambard, professeur de Rimbaud de janvier à juillet 1870 seulement, mais celui-ci considère que cet exercice n’a pu être soumis à l’élève qu’en février ou en avril 1870, le mois de mars étant peut-être exclu du fait de l’investissement dans les productions latines, plutôt qu’en fonction d’une période de vacances… d’un mois ! Il s’agit d’une épître teintée de rhétorique judiciaire, ce qui la rapproche du déploiement rhétorique de Verba Apollonii de Marco Cicerone. Le texte est un pastiche relatif des écrits de langue française des XVe et XVIe siècles. Quelques pièces sont à ajouter au dossier. Izambard a conservé également la fin d’un travail de recherche sur Léopold Robert, avec la fin d’un texte de Musset et une note de Jules Claretie, mais aussi un mot écrit adressé au professeur afin de solliciter le prêt de divers ouvrages probablement liés à la confection d’un devoir autour du XVe siècle, il est notamment question de « Roi des Ribauds », de « Francs-Taupins » et des « fous des rois de France ». Ces documents ne sont pas datés malheureusement. Néanmoins, une lettre de la mère de Rimbaud du 4 mai 1870 au professeur Izambard nous apprend que celui-ci a prêté quelques jours auparavant un exemplaire des Misérables de Victor Hugo à son fils et qu’il est question de contrôler désormais les ouvrages qui lui seront communiqués. Le mois d’avril semble bel et bien avoir été déterminant dans l’évolution poétique de Rimbaud.)

Mars-20 avril 1870 : « Par les beaux soirs d’été… » (Sensation)
(Envoi d’une version sans titre de ce poème dans une lettre à Banville datée du 24 mai. Mais la transcription est accompagnée d’une date de composition « 20 avril 1870 ». La version de septembre transmise à Demeny porte un titre (Sensation), mais la date de composition alléguée est contradictoire : « Mars 1870 ». La lettre envoyée à Banville a le mérite d’être plus proche des faits et la datation fournie s’inscrit à cinq jours de distance de la consécration pour Rimbaud que fut la publication de quatre de ses textes primés dans Le Moniteur…, le 15 avril. Mais Rimbaud a pu vouloir resserrer les dates de composition des trois poèmes envoyés à Banville, autrement dit alléguer un rythme de production plus soutenu. Rimbaud n’avait-il pas conservé la mention du « 20 avril » sur sa copie personnelle du poème, avant de le remanier en septembre ? Plusieurs versions de ce court poème se seraient-elles succédé de mars à avril 1870 ? Cela semble de peu d’importance. Le fait de ne pas trancher entre ces deux dates ne devrait pas gêner la réflexion critique rimbaldienne. Sensation développe le motif de la Nature possédée comme une Femme, lequel ne pouvait s’appliquer à la figure maternelle de Vénus dans Credo in unam, le poème dont ces deux quatrains sont idéologiquement solidaires.)

29 avril 1870 (mai 1870) : Credo in unam (Soleil et Chair)
(Envoi du poème dans la lettre à Banville datée du 24 mai 1870. La date précise du « 29 Avril » ne précède que de deux jours le début du mois de mai, ce qui nous amène à la considérer comme fiable. La version qui nous est parvenue, comme pour Ophélie ou « Par les beaux soirs d’été… », date objectivement de sa transcription autour du 24 mai, mais Rimbaud a pu remanier au cours du mois de mai un poème qui connut une première forme aboutie le 29 avril. Les datations « 20 » (« Par les beaux soirs d’été… ») et « 29 Avril » ont un caractère scrupuleux, et suggèrent une composition rapide du poème Credo in unam. Le plagiat de Prudhomme a été publié le 15 avril avec trois compositions latines, ce qui a dû précipiter la composition de Credo in unam qui porte significativement un titre latin, comme s’il s’inscrivait dans le prolongement des pratiques scolaires. L’approche d’Izambard quant à ce poème qu’il confond avec une œuvre non terminée en juillet (Le Forgeron, voir plus bas) tend à exclure l’idée que Credo in unam soit lié à une préparation plus poussée en classe, latine ou non. Précisons par ailleurs que la traduction du début du De rerum natura de Lucrèce est une source problématique au poème Credo in unam, puisque ce dernier poème exprime une pensée incompatible avec la philosophie matérialiste de Lucrèce. Credo in unam est par ailleurs un texte essentiel pour comprendre toute la symbolique poétique ultérieure de Rimbaud. Les nombreuses réécritures qu’il comporte ne permettent pas de le mésestimer et de le réduire à un centon parnassien.)

15 mai 1870 : Ophélie
(Trois versions nous sont parvenues du poème. Celle, peut-être antérieure, remise à Izambard et celle de septembre 1870 remise à Demeny ne sont pas accompagnées d’une mention de date. En revanche, le poème est daté du « 15 mai 1870 » dans la lettre du 24 mai adressée à Banville, ce qui nous fait considérer cette date comme fiable.)

[Nota Bene : envoi d’une lettre à Banville le 24 mai 1870 avec trois poèmes, et ces trois poèmes seulement : « Par les beaux soirs d’été… », Credo in unam et Ophélie. Il convient d’insister sur la visée, pleine de culot, du poète débutant. Rimbaud espère que ces trois poèmes en vers français seront publiés dans une prochaine livraison du second Parnasse contemporain, dans la livraison ultime de préférence. Credo in unam est une réponse positive au poème L’Exil des Dieux de Banville qui se situait à peu près au début du premier Parnasse contemporain de 1866, mais aussi au poème Les Cariatides du premier recueil homonyme de Banville, dont il reprend le symbole de paix des oiseaux sur les colonnes ou cariatides d’un temple. Mais cet ensemble de trois poèmes est tout autant symétrique de la consécration des quatre devoirs parus ensemble dans Le Moniteur du 15 avril.]

Avril-Juin 1870 : Bal des pendus. Datation resserrée hypothétique, mais fort plausible.
(Il est impossible de dater avec précision le poème Bal des pendus dont la seule version connue, remise à Demeny, est de septembre 1870. En écartant le bouclage par un quatrain d’octosyllabes répété au début et à la fin du poème, celui-ci se compose toutefois de neuf quatrains d’alexandrins à rimes croisées ABAB, tout comme Ophélie et A la Musique, tandis que le sujet quelque peu médiéval nous rapproche du devoir scolaire Charles d’Orléans à Louis XI qui a été remis à Izambard, en février ou avril selon le témoignage de ce dernier. Le poème pourrait dater de cette période février-avril, sinon dater de juillet-août, à moins qu’il ne date de septembre même. L’énigme est posée. Notre datation hypothétique présente la fenêtre la plus plausible, étant donné la forme du poème, son substrat médiéval et un pic probable des prêts de livres par Izambard en avril 1870. Izambard ne semble pas avoir possédé de manuscrit de ce poème, ce qui aurait été un beau défi après les reproches faits par la mère d’Arthur au professeur (lettre sur le prêt des Misérables d’Hugo, le 4 mai). Cependant, dans Rimbaud tel que je l’ai connu, il aime à citer Bal des pendus et Le Buffet, et donne l’impression erronée que c’est lui qui a transmis les manuscrits de ces deux poèmes à Darzens par une parenthèse de son premier chapitre. La seule transcription manuscrite connue a l’intérêt de pouvoir être datée par les faits de septembre 1870. Or, la datation présente un enjeu pour la compréhension du poème, puisque Steve Murphy en a proposé une lecture satirique en fonction de la défaite de Sedan, mais une lecture qui ne s’impose pas en l’état actuel de nos connaissances.)

(fin juin –) Début juillet 1870 (août éventuellement) : A la Musique.
(Le poème n’est connu que par deux versions non datées. Le poème est composé de neuf quatrains d’alexandrins à rimes croisées (sauf le premier) comme Ophélie et Bal des pendus. Or, quelle influence poétique a pu déterminer Rimbaud à composer trois poèmes sur ce même modèle ? Le sujet de la pièce A la Musique est tiré d’un fait réel. Comme le disent la suscription du manuscrit remis à Izambard (« – Place de la Gare, tous les jeudis soirs, à Charleville ») et le vers 4 du poème (« les jeudis soirs »), il est question d’une chose vue et régulière, les concerts du 6e de ligne qui, « à partir du jeudi 2 juin », eurent lieu de façon hebdomadaire sur la place de la gare à Charleville. La « Valse des fifres » n’est autre que la « Polka des fifres » ou « Polka-mazurka des fifres » de Pascal, interprétée, sans doute avec succès, par le même régiment tant à Charleville qu’à Mézières, et tout aussi régulièrement, à tout le moins du 2 juin au 10 juillet. Un programme de concert du Courrier des Ardennes (reproduit dans le volume iconographique Album Rimbaud de la Pléiade) nous apprend que le jeudi 2 juin 1870 la musique du 6e de ligne allait interpréter une « Polka des fifres » de Pascal, programme qui ne doit pas être confondu avec un autre du dimanche 10 juillet à Mézières, qui, lui aussi évoqué dans la critique rimbaldienne, a l’intérêt de témoigner que cette « polka-mazurka » plaisait et continuait d’être jouée. En revanche, et ceci nous différencie des positions de la critique rimbaldienne actuelle, nous estimons que la première annonce n’indique pas seulement le programme du 2 juin, mais date le début d’une prestation hebdomadaire, ce qui justifie la transcription de ce précieux témoignage en note[2]. A proximité d’une ville de garnison, située dans l’est de la France, il est normal de voir un « orchestre guerrier » et des « pioupious » à Charleville en temps de paix. Le poème parle d’un spectacle habituel. Deux éléments laissent planer pourtant l’idée d’une allusion, ou bien à des tensions entre la France et l’Allemagne au sujet de la candidature du Prince de Hohenzollern au trône d’Espagne du 21 juin au 12 juillet 1870, ou bien au déclenchement extrêmement rapide de la guerre franco-prussienne dans un grand enthousiasme arrogant et naïf du côté français, à partir du 13 juillet. L’alliance « La musique française et la pipe allemande » disparaît de la version remise à Demeny quand la guerre n’est plus faite au nom de l’Empire, mais au nom de la République. Demeurent en revanche les « traités » énigmatiques, discutés par les « retraités », qui pourraient évoquer ou bien les alliances internationales pour empêcher le Prince de Hohenzollern de monter sur le trône, ou bien les traités d’alliance possibles de la France avec l’Autriche (humiliée par la Prusse en 1866) et l’Italie, voire un traité de neutralité de la Belgique débattu entre la France et l’Angleterre au début du mois d’août. Ces « traités » ne nous semblent pas pouvoir être assimilés aux traités entre Etats allemands de 1866, et à plus forte raison de novembre ( !) 1870, comme cela est souvent prétendu. Rimbaud a transformé le sujet de ce poème en scène de « patrouillotisme » dans un long passage d’une lettre à Izambard du 25 août 1870, ce qui pourrait inviter à dater le poème de 1870, sauf qu’Izambard lui-même n’a jamais considéré ce lien entre le poème et la lettre et a toujours fait entendre que le poème datait plutôt du mois de juin 1870, prétendant même que le dernier vers d’A la Musique viendrait de l’un de ses propres poèmes, ce qui reste toutefois impossible à prouver.)

Vers Juin 1870 : Panso (Sancho) asellum mortuum lacrymis prosequitur laudibusque gratis. Texte perdu.
(Composition de vers latins, fin d’année en classe de première pour Rimbaud. La guerre a interrompu la publication du Moniteur…)

17 Juillet 1870 : Aux morts de Valmy (« Morts de Quatre-vingt-douze… »). Datation et titre en fonction d’un argument d’autorité.
(La seule version connue du poème est datée du « 3 septembre 1870, à Mazas », mais il s’agit d’une datation factice et symbolique qui participe de l’imaginaire du poème. Reste que l’unique manuscrit date de septembre 1870. Toutefois, Izambard prétend avoir connu de ce poème une première version intitulée Aux Morts de Valmy. Rimbaud la lui aurait remise le lundi 18 juillet « après la première classe ». Dans la version sans titre remise à Demeny, le poème est précédé d’un extrait (cité approximativement) d’un article de Paul de Cassagnac paru dans le journal Le Pays et auquel s’opposent les 14 vers de Rimbaud. Or, la date de parution de l’article est bien le samedi 16 juillet. Rimbaud aurait composé ce poème le 17 juillet. N’imaginant pas Rimbaud relire la presse de juillet dans les premiers jours de sa sortie de prison en septembre (il se trouve alors à Douai, et non à Charleville, qui plus est !), la présence de cette épigraphe rend très fiable le témoignage d’Izambard. La version Demeny serait simplement quelque peu remaniée. Il s’agirait du premier sonnet connu de Rimbaud, mais il s’agirait aussi du premier des six poèmes, tous des sonnets, ayant pour sujet la guerre franco-prussienne. Rimbaud dénonce l’amalgame de la propagande entre bonapartistes et républicains pour encourager à une guerre déclenchée avec beaucoup de légèreté. Comme le poème Le Forgeron, ces six sonnets sont par ailleurs saturés de reprises des Châtiments de Victor Hugo qui ont dû être lus et fort appréciés à cette époque.)

Fin-juillet 1870 : Le Forgeron. Datation resserrée, mais hypothétique.
(Izambard n’a pas possédé une version complète du poème Le Forgeron et il a pensé par ailleurs que le poème Soleil et Chair aurait été composé durant l’été 1870, parce qu’il avait le souvenir que Rimbaud était alors pris par la composition d’un long poème qu’il n’avait pas encore terminé, lorsqu’Izambard quitta Charleville le 24 juillet. Notre connaissance actuelle d’une version de Credo in unam attestée par une lettre à Banville du 24 mai 1870 nous invite à penser qu’Izambard confond avec Le Forgeron. Les variantes entre le manuscrit d’Izambard et le manuscrit de Demeny confortent l’idée d’une composition du milieu de l’été 1870. L’influence des poèmes épiques et politiques d’Hugo est fortement sensible, avec la réappropriation de nombreux éléments de style des Châtiments, de poèmes de La Légende des siècles, voire du poème Turba, future pièce de L’Année terrible publiée dans Le Rappel en juin 1870. Le Forgeron semble également une réplique à la plaquette La Grève des forgerons de François Coppée parue à la fin de l’année 1869.)

27 juillet 1870 : Vénus Anadyomène.
(Cette date figure sur le manuscrit d’Izambard qui, soit l’a reçu par lettre, soit l’a reçu à Douai avec le texte de la nouvelle Un cœur sous une soutane, soit l’a découvert chez lui à son retour, puisque Rimbaud avait accès à son appartement pour lire, en demandant simplement au propriétaire de lui prêter les clefs. Vénus Anadyomène serait le deuxième sonnet de Rimbaud. Jusque-là, il pratiquait les poèmes à rimes plates et les suites de quatrains. Il y a une erreur fondamentale de cadence dans le manuscrit remis à Izambard (succession de deux rimes masculines vers 8 et 9), laquelle sera habilement corrigée par une inversion des vers 7 et 8 dans le manuscrit Demeny. Ce problème de cadence invite à penser que Rimbaud ne composait guère de sonnets auparavant, puisque c’est une faute de débutant.)

Juillet-début août 1870 : Comédie en trois baisers (Trois baisers, Première soirée). Argumentation ci-dessous pour une composition antérieure au 24 juillet.
(Le poème a été publié sous le titre Trois baisers le 13 août 1870 dans la revue La Charge. Mais Izambard en a possédé également un manuscrit et une autre version sera transmise à Demeny en septembre (Première soirée). Les trois versions comportent des variantes. Or, certaines leçons du manuscrit d’Izambard font retour dans le manuscrit remis à Demeny. La version publiée dans La Charge semble avoir été révisée, indépendamment de l’auteur. La direction de la revue peut avoir été à l’origine de retouches : par exemple, le titre raccourci pour pouvoir être transcrit sur une ligne en majuscules. Mais, la censure s’est exercée sur les vers eux-mêmes. Izambard a-t-il joué ce rôle auprès de son élève ? Izambard prétend avoir critiqué le dernier vers originel du poème A la Musique qui aurait été : « Et mes désirs brutaux s’accrochent à leurs lèvres… » Ce n’est pas impossible, encore que le vers originel de Rimbaud fut sans doute différent de ce qui a résulté du souvenir et de la recréation d’Izambard, des décennies plus tard, mais la correction est frappante de « – Elle eut un long rire très mal » (manuscrit d’Izambard) à « Elle eut un doux rire brutal » (vers paru dans La Charge). Parmi d’autres variantes, on remarque que la formule fortement érotique : « qui la fit rire / D’un bon rire qui voulait bien… », revient dans la version Demeny, alors qu’elle a été nettement affadie pour la publication dans La Charge : « Elle eut un rire, / Un bon rire qui voulait bien… » Les manuscrits d’Izambard et Demeny comportent un très beau vers expressif : « Le rire feignait de punir !... », qui devient le malhabile : « Elle feignait de me punir ! », dans le texte imprimé. Les nombreux amendements invitent à penser que la version livrée à des fins de publication a été révisée par Izambard avant son départ le 24 juillet 1870. Nous publierons ultérieurement tout un dossier sur les poèmes et textes parus dans La Charge qui ont pu inspirer Rimbaud, parfois même plus d’un an après : quintils ABABA, humour de l’Album zutique)

Août 1870 : Le Mal
(Manuscrit non daté remis en septembre à Demeny, mais le poème évoque comme actuels les combats entre les armées prussiennes et françaises, toutes deux aux ordres d’un roi. Le Mal, au singulier, a un sens métaphysique et vise l’Eglise dans les tercets, par-delà le pacifisme des quatrains auquel il ne faut pas limiter son intérêt. Le sonnet date nécessairement du mois d’août. Comme avec « Morts de Quatre-vingt-douze… », la forme mondaine du sonnet est assez surprenante pour traiter satiriquement une telle actualité politique et Rimbaud va s’ingénier à persévérer dans cette veine.)

Juillet-Août 1870 : Un cœur sous une soutane (nouvelle). Datation hypothétique.
(Nous observons des échos patents avec Vénus Anadyomène et Le Mal : par exemple, une mention commune « (s’)endort » à la rime, en sachant, et nous pensons aux travaux de Bienvenu sur la rime « dort » :: « d’or », qu’il y a allusion à Banville dans les vers de la nouvelle, ou, autre exemple, des expressions proches de Vénus Anadyomène (« sentent un peu », « ses yeux émergeaient de sa graisse », description de la « Vierge au bol » avec « omoplates » et « reins »). Le titre annonce Le Châtiment de Tartufe : « Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous / Sa chaste robe noire », d’autant que la préposition « sous » figure en fin de ligne sur la première page manuscrite de la nouvelle : « fit battre mon cœur de jeune homme sous / ma capote de séminariste », ce qui semble à l’origine de la rime du sonnet. La nouvelle a pu être laissée chez Izambard en son absence, lors des allées et venues de Rimbaud seul, au mois d’août. Dans la mesure où la mère d’Arthur a protesté contre le prêt du roman Les Misérables dans sa lettre du 4 mai, il ne devait pas être évident de composer et conserver le récit Un cœur sous une soutane sous le toit maternel. La solitude de l’appartement d’Izambard est un autre argument important pour plaider une composition dans le courant du mois d’août.)

15 août 1870 : Ce qui retient Nina (Les Reparties de Nina)
(Poème daté du 15 août 1870 sur le manuscrit de la première version. Comme l’a montré Steve Murphy, des pliures révèlent que le poème a dû être envoyé dans la lettre à Izambard du  25 août 1870, sachant que cette lettre évoque la création récente d’un poème joint à l’envoi.)
Voir aussi notre article Nina et Ninon sur le blog Rimbaud ivre.

[Nota Bene : lettre du 25 août 1870 à Izambard qui atteste l’existence d’une composition récente, Ce qui retient Nina selon toute vraisemblance, et qui témoigne d’une réécriture en un court passage en prose de l’idée satirique du poème A la Musique, transposée dans un contexte de guerre, à moins d’envisager l’hypothèse tout de même délicate d’une composition également récente du poème A la Musique.]

[Nota Bene : nombreux poèmes manuscrits remis à Demeny, 15 en septembre et 7 en octobre. Voir aussi notre article sur le blog Rimbaud ivre : La Légende du « recueil Demeny ».]

Août-Septembre : Remaniement des 8 poèmes précédemment envoyés à Banville et Izambard.
(Les 15 premiers manuscrits remis à Demeny comportent l’ensemble des poèmes en vers remis auparavant à Banville et Izambard, soit un total de 8 poèmes. Tous ont été remaniés, mais il n’est pas évident de dater ces remaniements d’août ou septembre 1870, sauf, en l’ajoutant à cet ensemble suite au témoignage d’Izambard, dans le cas de « Morts de Quatre-vingt-douze », antidaté, et sauf dans le cas du poème A la Musique, dont un remaniement au moins est visiblement lié au basculement de la situation politique après le 4 septembre.)

Septembre 1870 : Rages de Césars / Le Châtiment de Tartufe. (après le 5 septembre)
(diptyque sur la chute de Napoléon III, deux sonnets. Un article du Monde illustré, est-ce une coïncidence ?, conjoint à l’époque les deux mêmes références : Napoléon III fumant le cigare après la défaite de Sedan, en traversant le lieu des combats après sa reddition, puis, dans le cas de l’emprisonnement à Wilhelmshöhe, citation du célèbre refrain « Le pauvre homme » du Tartuffe de Molière. La tartufferie de l’Empereur fait l’objet de dénonciations constantes dans les ouvrages de Victor Hugo (Châtiments, Napoléon le petit, Histoire d’un crime), ce dont Rimbaud s’inspire en son sonnet qui a pour modèle Fable ou histoire des Châtiments. Steve Murphy a relevé, en se fondant sur le second quatrain et le premier tercet, un acrostiche terminé par la morsure des initiales de la signature « Arthur Rimbaud » en bas du manuscrit, acrostiche qu’il n’est pas raisonnable d’attribuer à un hasard pour le moins extraordinaire : « Jules Ces…ar ». Rages de Césars, sonnet contemporain, rappelle lui-même à l’attention cette célèbre identification propagandiste. Le château de Saint-Cloud a été bombardé et incendié le 13 octobre 1870, mais l’argument apparaît peu pertinent pour la datation. Le « fin nuage bleu » n’évoque pas tant la destruction du château qu’il ne met en relation les beaux souvenirs de Napoléon III avec une Liberté qui, loin d’avoir été soufflée, flambe ardemment jusque dans le « cigare en feu » de l’empereur déchu. Il s’agit d’un poème sur les rages impuissantes et vaniteuses d’une fin de règne, d’un persiflage même, le « Compère en lunettes » n’étant autre que le chef officieux du gouvernement impérial Emile Ollivier qui avait dit accepter la guerre « d’un cœur léger ». Avec L’Eclatante victoire de Sarrebrück, Le Châtiment de Tartufe et Rages de Césars sont non seulement trois poèmes sur l’actualité de la guerre franco-prussienne, mais trois caricatures de Napoléon III, apparemment toutes composées après sa chute.)

20 septembre 1870 : Les Effarés.
(Datation manuscrite, et donc poème douaisien. C’est le seul poème qui trouvera grâce aux yeux de Rimbaud en juin 1871. Nous remarquerons qu’il en envoie une version à Jean Aicard dans une lettre sans date avec un timbre du 20 juin 1871. Dans une lettre du 10 juin 1871, Rimbaud avait demandé à Demeny de brûler tout ce qu’il lui avait confié en 1870. Il y a fort à parier que Rimbaud a détruit ses propres manuscrits de poèmes de 1870 en juin 1871 et qu’il a envoyé à Jean Aicard la seule pièce qu’il ait daigné conserver de sa première époque, n’hésitant pas à l’antidater « Juin 1871 », peut-être bien pour des raisons politiques.)

29 septembre 1870 : Roman.
(Datation manuscrite qui laisse penser que Rimbaud était encore à Douai le 29 septembre. Selon la lecture de référence de Christophe Bataillé, le poème a tout l’air d’avoir un cadre douaisien, notamment la production de bière supposée par les odeurs de la ville. Cette pièce étant loin d’une improbable autodérision, selon nous, le modèle du mauvais poète ne serait autre que Paul Demeny, qui faisait alors la cour à une très jeune femme qu’il mit enceinte à peu près à ce moment-là et qu’il épousa rapidement après. Sur le manuscrit de Soleil et Chair, un mot d’adieu de Rimbaud souhaite à Demeny une « Bonne espérance » qui semble être la réussite de son idylle amoureuse, idylle qui pourrait même expliquer l’absence de Demeny au moment du départ de Rimbaud. Dans sa lettre du 17 avril 1871, Rimbaud fera allusion au mariage de Demeny en parlant pour la première fois du motif de la « sœur de charité » à trouver en ce monde.)

Octobre 1870 : Rêvé pour l’hiver, Le Buffet, L’Eclatante victoire de Sarrebrück, La Maline, Au Cabaret-Vert, Ma Bohême (Fantaisie), Le Dormeur du Val.
(7 sonnets recopiés et composés à Douai après les étapes belges de cette nouvelle fugue. La datation « 7 octobre » de Rêvé pour l’hiver fait partie du poème et n’en date pas la composition. Cette datation est à rapprocher de celle symbolique de « Morts de Quatre-vingt-douze… », et il s’agit probablement de la date à laquelle Rimbaud a de nouveau fugué depuis Charleville. Il est impossible de déterminer s’il a existé des versions antérieures du poème Le Buffet, ni du sonnet L’Eclatante victoire de Sarrebrück qui, par son sujet, ne peut pas être antérieur au mois d’août en tout cas. Or, les deux poèmes sont datés du mois d’octobre par l’auteur, l’un est même relié à la ville de Charleroi. Seul Ma Bohême n’est pas daté, mais il évoque au passé les « bons jours de septembre ». Le poème Rêvé pour l’hiver s’inspire de l’alternance de vers d’un sonnet Au Désir du recueil Les Epreuves de Sully Prudhomme, que Rimbaud dit avoir relu dans sa lettre à Izambard du 25 août 1870. Son sujet (le rêve amoureux dans un train) et son incipit avec une césure sur la préposition « dans » invitent fortement à penser à une influence du poème VII de La Bonne chanson de Verlaine, recueil dont il n’est pas pleinement prouvé qu’il n’a pas été mis en vente en 1870 et dont des exemplaires circulaient de toute manière, sachant qu’un certain Bretagne était désormais un ami commun de Rimbaud et Verlaine. Le poème obscène L’Eclatante victoire de Sarrebrück comporte une faute d’orthographe courante à l’époque que certains rimbaldiens prétendent intentionnels, comme si le nom n’était pas déjà clairement germanique en soi. Les quatorze vers de cette pièce reproduisent la caricature de « patrouillotisme » du poème A la Musique sur un champ de bataille, nouvelle manière d’accabler la tartufferie de l’Empire qui avait exalté cette victoire sur le territoire allemand le 2 août, deux jours avant que la guerre ne prenne son véritable profil si fatal à la France. Le poème hypnotique Le Dormeur du Val est conçu à partir de répétitions, celle d’une vision d’un homme saisi dans le sommeil pratiquement phrase après phrase : « un soldat… dort », « Il dort », « il fait un somme », « Il dort dans le soleil », et celle d’un don de lumière liquide par la Nature, relative après relative, groupe prépositionnel après groupe prépositionnel : « où chante une rivière… D’argent », « où le soleil… Luit », « qui mousse de rayons », « nuque baignant dans le frais cresson bleu », « dans son lit vert où la lumière pleut », « dans le soleil ». S’il accentue l’idée triste d’un drame dans sa chute, les « deux trous rouges au côté droit », le poème développe non pas l’euphémisme du soldat qui est mort, mais au contraire l’idée que la Nature l’accueille et le ressuscite en elle, tel un Christ, ce qui a très bien été saisi par Jean-François Laurent. Ce n’est pas un poème pacifiste proche du Mal qui dénonçait la guerre au profit de rois brigands, c’est un poème républicain à rapprocher des « Millions de Christs aux yeux sombres et doux » du sonnet « Morts de Quatre-vingt-douze… » La datation importe donc quant à la compréhension de ce poème quelque peu à part dans l’ensemble des sonnets consacrés à la guerre franco-prussienne, puisque c’est le seul qui tourne la page de l’Empire pour s’intéresser à la guerre menée par la République.)

Novembre 1870 : Le Rêve de Bismarck (Fantaisie).
(Récit en prose décevant qui reprend des éléments du poème Rages de Césars pour passer d’une caricature de Napoléon III à une autre de Bismarck. La fin du sonnet avec le « fin nuage bleu » devient ici tristement prosaïque « fallait pas rêvasser ». Ce poème a été publié le 25 novembre dans le Progrès des Ardennes. Le sous-titre « (Fantaisie) » commun avec Ma Bohême n’est pas nécessairement une allusion exclusive à une frange du mouvement Parnassien, puisque ce sous-titre a un sens pour les non-initiés à la poésie, vu qu’il apparaît aussi dans le programme musical du « 6è de ligne » en juin et juillet 1870 (voir la note à propos du poème A la Musique). Un peu avant la prose de Rimbaud, le 14 octobre, le rival Courrier des Ardennes a publié un article de Victor Hugo intitulé Aux Parisiens sur la résistance de Paris qu’il n’est pas inintéressant de rapprocher du Rêve de Bismarck. Le fait que ce récit soit signé du nom d’emprunt Jean Baudry, qui vient d’une pièce de Vacquerie, le beau-fils de Victor Hugo, témoigne de l’affiliation idéologique nette de Rimbaud avec la pensée du grand romantique. C’est l’époque de l’amitié avec Izambard, le professeur admirateur d’Hugo qui revendique avoir initié Rimbaud, et à Hugo, et à Banville.)

Ici s’arrête notre chronologie.


[1] Développer le sujet indiqué par Horace dans les vers suivants (Ode IV, livre III).

Me fabulosae, Vulture in Appulo,
Altricis extra limen Apuliae
Ludo fatigatumque somno
Fronde novâ puerum palumbes
Texere……………………………
…………….. Ut premerer sacra
Lauroque, collataque myrto,
Non sine Dis…………………
[2] « A partir de jeudi prochain, la musique du 6e de ligne se fera entendre de sept heures à huit heures et demie du soir : le jeudi, place de la Gare, à Charleville, et le dimanche, à la Couronne-de-Champagne, à Mézières. / Programme du jeudi 2 juin. / 1° Marche solennelle, Zinnen. / 2° Les Bavards (quadrille), Offenbach. / 3° Faust (grande fantaisie), Gounod. / 4° Les Songes dorés (polka-mazurka), Strauss. / 5° La Traviata (grande fantaisie), Verdi. / 6° Polka des Fifres, Pascal. / 7° Aux Bords du Rhin (grande valse), arr. par L. Brasart. » Malheureusement, le premier encart iconographique de la biographie Arthur Rimbaud de Jean-Jacques Lefrère (Fayard, 2001) offre le programme du « Dimanche 10 Juillet 1870 » à Mézières, ce qui permet d’apprécier la constance des concerts, mais la liste n’a plus cette fois la même consistance héroïque titre après titre : Marche triomphale, L’Etoile du Nord (1ère et 2ème fantaisie), Duo de la reine de Chypre, Polka-mazurka des Fifres, Si j’étais Roi (fantaisie), Les Roses (grande valse). » Pour nous, les mentions « à partir » et « le jeudi » annoncent explicitement le caractère hebdomadaire du spectacle.