dimanche 23 décembre 2012

Les lettres du Voyant en 1891, par Jacques Bienvenu





                                                     
     
  

        Une fois de plus, il faut rendre hommage au site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France. L’Écho de Paris en ligne permet de fixer un instant de la connaissance rimbaldienne. À la fin de l’année 1891 sont évoquées successivement dans ce journal  les deux lettres du Voyant. Dans L'Écho de Paris du 13 novembre 1891, était publié, pour la première fois, un important extrait de la lettre envoyée par Rimbaud à Demeny le 15 mai 1871. Darzens, qui possédait le manuscrit de cette fameuse lettre, avait confié pour le journal ce qui est appelé dans l'article « un fragment de prose inédite ». La fameuse expression «  Je est un autre » y est donnée pour la première fois, mais la lettre est tronquée en coupant une phrase et il aurait suffit de peu  pour que la théorie du voyant y fut énoncée. Le mois suivant, dans L'Écho de Paris du 26 décembre, Georges Izambard évoquait la lettre du 13 mai 1871 qu’il avait reçue, mais qu’il n’avait pas encore retrouvée à cette époque. Il s’en souvenait néanmoins 20 ans après, car il y a tout lieu de croire que c’était un mauvais souvenir pour le professeur de Rimbaud (voir à ce sujet l’article sur la mystification concernant une lettre d’Izambard). Dans son livre Rimbaud tel que je l’ai connu Izambard précisait par la suite, que son article avait été censuré par Lepelletier, responsable du journal pour les questions littéraires. Il soulignait que le biographe et ami de Verlaine n’aimait pas Rimbaud, ce qui est bien connu. Peut-être avait-il aussi fait fonctionner ses ciseaux pour l’extrait de la lettre du Voyant publié le 13 novembre. Pour la publication intégrale des deux lettres il faudra attendre 1912 pour celle envoyée à Demeny et 1928 pour qu' Izambard publie enfin la sienne !


 

Prochain article : Le manuscrit et  la mystification

samedi 15 décembre 2012

mercredi 12 décembre 2012

Rimbaud et Jean Lorrain, une double mystification (suite), par Jacques Bienvenu

        Un internaute m'ayant conseillé de donner mes sources concernant le plagiat de Lorrain (voir les messages de l'article précédent), je trouve qu'il n'a pas tort et j'apporte les précisions suivantes. Les deux articles qu'on me demandait de citer sont les suivants :

Louis Forestier, « Arthur Rimbaud et Jean Lorrain : à propos d’un plagiat », dans De l’ordre et de l’aventure. Mélanges offerts à Pierre-Olivier Walzer, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. Langages, 1985, p. 33-41 ; André Guyaux, « Jean Lorrain et les Illuminations : la citation clandestine », Travaux de linguistique et de littérature (Strasbourg), t. XXIV, 1986, p. 93-107.

      Pour l'article de Louis Forestier, il concerne un plagiat de Lorrain qui n'est pas celui dont j'ai parlé. Il s'agit d' une nouvelle, La Robe mauve, publiée dans L’Écho de Paris du 13 juillet 1891, où l'on observe des emprunts à Enfance III.

         Pour ce qui est du second plagiat, le plus "connu", il a été signalé en premier lieu par Georges Maurevert dans son Livre des plagiats publié en 1922. Comme il le rappelle dans son ouvrage, il avait retrouvé en 1898 les manuscrits du dossier Forain, découverte qu'il avait gardée secrète pendant huit ans avant de la confier à Ernest Delahaye ! Voici les pages où le plagiat est révélé avec d'autres précisions que celles de l'article du pseudo Verlaine :





        Par la suite, André Guyaux reprenant cette question a prouvé définitivement que Verlaine n'était pas l'auteur de la dénonciation du pastiche. En effet, il a eu accès au manuscrit de la lettre envoyée à L’Écho de Paris par le pseudo Verlaine, manuscrit qu'il a reproduit dans son article cité précédemment. Elle faisait partie de l'ancienne collection de Pierre Petitfils. Elle n'est pas de l'écriture de Verlaine. Il a bien voulu me communiquer une copie de cette lettre que je reproduis ici et je l'en remercie vivement.
   En ce qui concerne ce manuscrit, il pourrait donner la réponse pour mon hypothèse que cette lettre a été envoyée par Lorrain. Si c'était l'écriture de Jean Lorrain, cela résoudrait la question. Si ce n'est pas l'écriture de Lorrain, cela ne prouverait pas que Lorrain n'est pas à l'origine de la lettre car il aurait pu dissimuler son écriture sous celle d'un ami pour ne pas se dévoiler. Un lecteur connaissant l'écriture de Lorrain pourrait peut-être nous renseigner ?

Le 13/12. J'oubliais la dénonciation d'Hector Fleischmann en 1904 dans Le Massacre d'une amazone. Quelques plagiats de M. Jean Lorrain.


samedi 8 décembre 2012

Rimbaud et Jean Lorrain, une double mystification, par Jacques Bienvenu (réactulisé le 9/12, voir la fin de l'article)



Jean Lorrain. Source : litteratureaudio.com

  
         Dans L'Écho de Paris du 10 août 1895 paraissait un texte de Jean Lorrain intitulé : « Paris aux champs, École buissonnière. » Peu après, dans le Mercure  de France du mois de septembre on pouvait lire une lettre de Verlaine dénonçant un plagiat des Illuminations de Rimbaud.



       Mais le plus amusant est que Verlaine n'était pas l'auteur de la lettre ! Celui-ci, d'ailleurs, le fit savoir dans un courrier adressé au Mercure De France.



     On ne sait toujours pas qui est l'auteur de la  lettre. Certes, cette histoire est connue des vrais connaisseurs des mystifications rimbaldiennes, mais il m'a paru utile de la rappeler ici. De plus, les fonctionnalités du blog permettent des illustrations que les publications livresques ne donnent souvent pas.

Le 9/12/2012
  Voir mon commentaire rajouté ce jour où j’émets l'hypothèse que ce serait Jean Lorrain lui-même l'auteur de la lettre ! Et voir aussi à ce sujet mon article: "Une mystificatication Rimbaldienne"


vendredi 30 novembre 2012

Du nouveau sur l’Album zutique : en dépouillant Le Moniteur universel, par David Ducoffre





Dans le volume collectif La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, sous la direction de Seth Whidden (Classiques Garnier, 2010), j’ai publié une « Anthologie de textes utiles à la compréhension des parodies zutiques » (p.101-117). Dans l’hebdomadaire Le Monde illustré figuraient plusieurs textes de François Coppée, une seconde série de 23 dizains de Promenades et intérieurs (parue le 8 juillet 1871) et trois pré-originales des Humbles : Le Petit épicier (22/07), Une femme seule (27/07), La Nourrice (30/09), ainsi qu’une nouvelle qui avait échappé aux rimbaldiens et dont j’ai cité quelques extraits : Ce qu’on prend pour une vocation (26 août et 02 septembre 1871), laquelle, signée « Francis Coppée », s’avérait une source importante des Remembrances du vieillard idiot[1]. Les journalistes du Monde illustré ressassaient souvent en première page le dicton « Fais ce que dois, advienne que pourra » qui donna son titre à la pièce de Coppée Fais ce que dois, montée à Paris le 21 octobre en pleine période d’activité zutique. Une sentence de Corneille parodiée dans l’Album zutique figurait sur la page même du journal où s’étalaient les nouveaux dizains de Coppée. Proliféraient aussi des articles fort hostiles à la Commune, notamment le texte L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor en juin. Tout cela donnait du sens aux parodies de l’Album zutique. J’avais des dates et un contexte de publication. La dimension politique des parodies de Coppée se confirmait et les références intertextuelles prenaient de l’évidence. Pourtant, quelque chose me dérangeait. Steve Murphy avait repéré un intertexte probant dans le poème Un fils de Coppée. L’hémistiche : « et dont il faut qu’on rie », était visiblement à l’origine de cet autre du Balai zutique de Rimbaud : « et ne vaut pas qu’on rie ». Le poème Un fils est un poème du recueil Les Humbles paru seulement en 1872. Comment affirmer qu’il pût être une source pour un poème d’octobre-novembre 1871, à moins d’en trouver la pré-originale dans la presse ? Ce problème se posait également pour le poème Petits bourgeois dont l’expression d’un désir de vieillesse paisible et d’honnête intérieur pouvait idéalement justifier des passages parodiques de « Vieux Coppée » tels que Etat de siège ? ou « Aux livres de chevet… ». Je lançai cette phrase :

Toutefois, deux autres poèmes des Humbles (Un fils et Petits bourgeois) représentent à ce point des cibles zutiques idéales qu’il serait bon d’en repérer les pré-originales dans l’une ou l’autre revue (Le Moniteur universel apparemment), de manière à attester par la chronologie la possibilité d’une réécriture rimbaldienne. (p.112)

Mon intuition venait de ce que les revues Le Moniteur universel et Le Monde illustré étaient toutes deux dirigées par Paul Dalloz[2]. Mais je n’avais aucun accès au Moniteur universel, alors qu’un chercheur parisien n’avait besoin que d’une matinée de libre pour s’en informer à la Bibliothèque Nationale. L’hypothèse n’a pas reçu le moindre sort dans le livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique paru en 2011. Ma vérification personnelle a eu lieu en juillet 2012. François Coppée a publié plus de textes dans Le Moniteur universel que dans Le Monde illustré. Voici le détail de ces publications : la nouvelle série de 23 dizains de Promenades et intérieurs dès le 19 juin 1871, une nouvelle L’Aveu (04/07), deux pré-originales des Humbles : Une femme seule et Le Petit épicier rassemblées par un surtitre Deux victimes (18/07), une nouvelle Le Remplaçant (01/08), une pré-originale des Humbles : En province (15/08), Un fils et Petits bourgeois l’un à côté de l’autre (29/08), une nouvelle Les Vices du capitaine (12/09), La Nourrice (26/09), Fais ce que dois au moment de sa représentation en octobre 1871.
Plusieurs textes sont publiés dans Le Moniteur universel qui ne le sont pas dans Le Monde illustré : trois pré-originales des Humbles : En province, Un fils et Petits bourgeois, trois petites nouvelles : L’Aveu, Le Remplaçant, Les Vices du capitaine, et la pièce Fais ce que dois. Seule la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation n’apparaît pas dans Le Moniteur universel. Qui plus est, à l’exception de La Nourrice, les publications sont antérieures dans Le Moniteur universel et c’est cette antériorité qui explique l’anomalie du surtitre Deux victimes au-dessus du poème démembré Une femme seule dans Le Monde illustré. Cette antériorité est essentielle en ce qui concerne les 23 dizains.  Dans mon article « A propos de l’Album zutique » dans la revue Europe (« Rimbaud », n°966, 2009), je constatais que Verlaine avait envoyé à Léon Valade le 14 juillet 1871, six jours seulement après la parution de cette nouvelle série, deux premières parodies des Promenades et intérieurs. Il s’agit de deux poèmes qui ont été transcrits dans l’Album zutique, mais à des endroits différents : « Bien souvent, dédaigneux… » et « Le sous-chef est absent… », alors qu’ils sont réunis par une succession fantaisiste en chiffres romains dans la lettre à Valade : LXII, LXIII, un LXIV étant suivi d’une ligne de pointillés.
Et la pratique du « Vieux Coppée », et l’effet de suite de deux dizains viennent de Verlaine, et c’est Rimbaud qui s’est inspiré du modèle verlainien avec les deux dizains successifs en début d’Album zutique : « J’occupais un wagon… », « Je préfère sans doute… », à tel point que le dizain de Verlaine « Le sous-chef est absent… » est un intertexte important de « J’occupais un wagon… » dont il éclaire quelques motivations comiques. Le mot « brocards » a été repris avec une faute d’orthographe « brocarts » et la mention « sous-chef » a précipité le jeu lexical de Rimbaud : « caporal », « aumônier chef », « rejeton royal », « derechef ». Nous glissons de la hiérarchie de l’employé à une hiérarchie politique déchue. Le modeste employé n’est plus qu’un voyageur de troisième classe, mais l’un se dit « orléaniste », malgré les traits perfides des mots à la rime « tyran » et « camarades », tandis que l’autre s’intéresse au rétablissement de la monarchie avec le sort d’un « rejeton royal ». L’un a pour péché mignon le mazagran servi chaud avec du cognac, l’autre observe un prêtre dont le plaisir est de fumer le brûle-gueule et de « malaxer » la « chique / De caporal » (il a d’ailleurs existé une marque « chique Caporal »)[3]. Et nous observons encore les symétries de ponctuation (le signe « : » après neuf syllabes) et de césure entre les premiers vers, avec un contrepoint entre absence et occupation de l’espace.

Le sous-chef est absent du bureau : j’en profite […]

J’occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre, […]

L’intertexte donne à réfléchir sur le poème de Rimbaud et la lettre du 14 juillet n’est qu’un élément parmi d’autres qui nous ont permis de montrer l’importance insoupçonnée de Verlaine dans la création d’un Album zutique où ses contributions ne dominent pas de prime abord. Mais, en réalité, au lieu d’être conçues en six jours, les deux parodies de Verlaine semblent avoir été mûries depuis le 19 juin. Le gain critique peut paraître minime, mais des remarques de durée ne sont pas innocentes. Deux parodies mûries pendant 25 jours au lieu de six, ce n’est plus la même spontanéité légère. Il est maintenant question de plus de méditation des idées parodiques. Mais ce n’est pas tout. La publication des Promenades et intérieurs le 8 juillet pouvait sembler vouloir tourner la page de la Commune : la vie quotidienne reprenait son cours, les blessures commençant à être pansées. Or, nous découvrons que ces poèmes furent publiés le 19 juin, à très peu de distance de la Semaine sanglante et à un moment où les passions politiques des vainqueurs se sentent délivrées et s’expriment avec verve et intensité, ce qui veut dire que Coppée n’a accordé aucun deuil aux communards et qu’il laisse sa poésie réaliste et humble a priori se fondre dans des remous publics partisans. Sa poésie devient expression politique du retour à l’Ordre des vainqueurs, ni plus ni moins. Les communards comprendront que cette date de publication, le 19 juin, est conforme à l’idéologie exprimée par Coppée dans son poème La Grève des forgerons, mais aussi au mot d’ordre de la plaquette Plus de sang dénonçant la Commune :

Oublions à jamais cet instant de démence.
Vite à nos marteaux. Travaillons.

Ou « Vite ! retournons à la poésie pacifique des humbles ! » Le cynisme et l’hypocrisie de Coppée ont été d’autant mieux compris par les zutistes que Le Moniteur universel ne donnait plus de feuilleton pendant les heurts de la guerre civile. Or, c’est ce retour à un plaisir de lire indifférent aux aléas de la politique que manifeste la publication des dizains le 19 juin dans le bas de page consacré jadis aux feuilletons. Les poèmes sont précédés de la mention « Feuilleton du Moniteur universel du 19 juin 1871. » Il n’y en a pas eu pendant la Commune et le « feuilleton » de Coppée n’est précédé que par le texte L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor le 12 juin. Les autres textes de Coppée publiés dans ces pages de « feuilleton » alterneront encore avec d’autres textes engagés de Paul de Saint-Victor : La Sainte Chapelle, La Haine sainte. Un tel partage avec l’auteur du livre Barbares et Bandits, La Prusse et la Commune est éloquent. D’autres articles de la revue parlent constamment de la Commune comme d’une « orgie de destruction ». Si bon nombre de parodies de Coppée et de ses dizains peuvent paraître relever d’une approche plus littéraire, les parodies zutiques eurent une dimension politique très forte. Suite au témoignage de Lemerre, Verlaine est perçu comme ayant été jaloux du succès de Coppée, tandis que Rimbaud tournerait en dérision une poésie mièvre. Pourtant, l’opinion de Lemerre n’a pas force de loi et le talent de Coppée (tout comme celui de Dierx, Banville ou Glatigny) est une réalité, quand bien même il est difficile de ne pas trouver quelque peu mesquine son approche réaliste et humble en poésie. La dimension politique des parodies de Rimbaud et Verlaine a été jusqu’à présent sous-évaluée. Il ne faut pas se contenter d’indiquer la signification politique de telle ou telle saillie parodique, ni s’attarder sur les mérites respectifs des poètes en accablant la prétendue et discutable médiocrité de l’un. Ni les Promenades et intérieurs, ni Les Humbles n’évoquaient la Commune, mais tout le monde comprendra désormais la réaction épidermique des zutistes à la lecture des poèmes de Coppée au milieu d’un grand nombre de publications anticommunardes.
Cerise sur le gâteau, Rimbaud n’eut pas besoin de se souvenir du texte du drame Fais ce que dois représenté le 21 octobre 1871, puisque le texte en a été publié au même moment dans Le Moniteur universel, à proximité d’un feuilleton de Paul de Saint-Victor, lequel venait de publier son livre anticommunard Barbares et bandits dont la recension eut aussi lieu au mois d’octobre dans Le Figaro, Le Moniteur universel, etc. Le journal Le Monde illustré publiait des articles sur la vie des prisonniers dans les pontons à ce moment-là, tandis que Le Moniteur universel avait rendu compte des arrestations et exécutions des mois de juin-juillet-août dans une rubrique intitulée Les Epaves de la Commune. Précisons que le titre de cette rubrique Les Epaves de la Commune a marqué les esprits, puisque Félicien Champsaur l’a repris dans un article de L’Etoile française quelques jours avant de publier son article sur Le Rat mort où il cite un extrait des Chercheuses de poux. Revancharde, la presse amalgamait régulièrement Commune et Internationale. Avec Le Monde, Le Figaro plaisantait le procès d’un communard condamné à mort dont la jeunesse et la violence avaient retenu l’attention du public :

Maroteau a trouvé un avocat : le National essaie de le justifier en disant qu’il s’était lancé dans le mouvement en poëte. En poëte est trouvé. Pourquoi ne pas le couronner de fleurs, ce pauvre enfant ? Le Monde a trouvé dans cette bizarre apologie le texte d’une agréable fantaisie.
[…]
– Prévenu, comment vous êtes-vous jeté dans le mouvement ? Est-ce en poëte ou bien en homme politique ? […] et si vous avez été le jouet de la brise ? […] (Le Figaro, 07/10, p.3)

Voilà qui fait songer au Bateau ivre emporté dans le « Poëme / De la Mer » et à la vision finale du jouet d’enfant, le « bateau frêle » dans la « flache ». Nous pouvons imaginer sans peine la rage écumante de Rimbaud à ces lectures. La volonté de devenir « épave » du Bateau ivre est une probable réponse à toute cette presse anticommunarde. La métaphore du Bateau ivre aurait également pour origine la volonté de répondre au drame de Coppée Fais ce que dois où il est question de la devise de Paris assimilant la capitale à un bateau, une réponse aussi aux blagues sur la condamnation à mort du quasi « enfant » Maroteau. Il va de soi que Rimbaud n’a jamais lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, c’est une invention des critiques qui n’est appuyée par aucun témoignage, pas même celui suspect de Delahaye, et on peut penser que le sonnet Cocher ivre avec ses deux moments : exaltation et désastre, n’est pas un doublon burlesque du Bateau ivre, mais plutôt une de ses diverses sources. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts d’une recherche dans la presse que d’offrir de sérieux arguments de remise en cause de la datation factice actuelle du Bateau ivre.
Ces recherches doivent continuer. Eugène Manuel est l’un des rares à partager les bas de pages du Moniteur universel réservés aux feuilletons, mais son poème La Mort du saltimbanque n’y apparaît que le 12 novembre, ce qui est trop tard pour justifier un lien avec la parodie de Léon Valade datée du 22 octobre qui concerne un tout autre poème, ni un lien avec la mention de Manuel dans le sonnet Paris. D’autres journaux suivis de près par les zutistes doivent encore être repérés. Camille Pelletan travaillait au Rappel qui ne reprit qu’en novembre, mais il y a d’autres revues à éplucher (Journal des Débats, La Liberté, etc., etc.). J’ai montré sur le blog Rimbaud ivre que le poème Les Corbeaux était une réponse à la plaquette Plus de sang de François Coppée. J’avouerai ici que je recherche d’éventuelles pré-originales de trois autres poèmes de Coppée. En tête du Cahier rouge, le poème Aux amputés de la guerre contient un grand nombre de rimes, mots clefs et motifs du poème Les Corbeaux : « drapeaux » :: « corbeaux », « chaînes » :: « chênes », « Et la fauvette fait son nid / Dans le trou creusé par la bombe[,] » « Et sur les tombeaux de nos morts / L’herbe est trop haute et croît trop vite ! » Ce poème Aux amputés de la guerre est selon moi un intertexte des Corbeaux, mais aussi de La Rivière de Cassis où le « paysan matois / Qui trinque d’un moignon vieux » est bien sûr un de ces amputés de la guerre :

Amputés, ô tronçons humains,
Racontez-nous votre martyre,
Et de vos pauvres bras sans mains
Apprenez-nous à mieux maudire.

Le célèbre vers « Mais que salubre est le vent ! » s’inspirerait du vers de Coppée : « Qu’aux salubres parfums des forêts il préfère […] » (Intimités I). Je m’intéresse également au dizain Croquis de banlieue publié tantôt dans le Cahier rouge, tantôt à la suite des Promenades et intérieurs. Il contient la rime « redingote » :: « gargote » dont, en son livre L’Art de Rimbaud, Michel Murat, parmi une poignée d’autres critiques, a pu dire avec vraisemblance qu’elle était reprise au pluriel par Rimbaud dans Ressouvenir, sauf qu’il nous faudrait démontrer la publication antérieure du poème de Coppée. Je suis également surpris par les rapprochements possibles entre Les Remembrances du vieillard idiot et le poème Mon père parfois publié isolément, mais dont Yann Mortelette m’a précisé qu’il s’agissait de la cinquième partie du long poème Olivier paru en 1876.
Un certain avenir des études rimbaldiennes est dans le dépouillement de la presse.


[1] J’ai découvert ces textes en dépouillant Le Monde illustré à la Bibliothèque Municipale de Toulouse, avant de m’apercevoir qu’ils avaient été repérés par Michael Pakenham plus de quarante ans auparavant, mais ni le périodique, ni la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation n’ont retenu l’attention par la suite.
[2] François Coppée avait publié dans Le Monde illustré dès 1862 ou 1863, signant alors « Francis Coppée ». Je n’ai plus les références exactes du texte que j’ai pu repérer.
[3] Le prêtre fume, puis chique. Steve Murphy, suivi par Bernard Teyssèdre, pense que le caporal est du tabac à fumer et qu’il y a une anomalie dans le texte pour ce qui est tout de même clairement présenté comme une « chique de caporal » à « malaxer ».