dimanche 20 novembre 2011

Rimbaud et le point multiple, par André Guyaux*


 Nous publions ci-dessous le texte d’une intervention présentée dans le cadre d’un hommage à Sergio Cigada à la Sorbonne le 14 octobre 2011.



            J’utilise cette formule : « le point multiple » pour désigner tous les cas où Rimbaud, dans un poème, en prose ou en vers, dans un texte narratif, sur une page manuscrite, multiplie le point, c’est-à-dire en met au moins deux, et souvent plus, jusqu’à couvrir une fin de ligne ou toute une ligne. Il convient de distinguer bien sûr les points de suspension, qui sont à proprement parler un signe de ponctuation, qui prolongent la phrase et lui appartiennent avec l’air de s’en éloigner ; et la ligne de points, qui signale traditionnellement une omission dans un texte, en vers surtout mais aussi en prose.
            Rimbaud utilise ces deux conventions, qui sont des formes apprises ; il les a pratiquées dans le cadre scolaire, il les a trouvées dans les livres qu’il a lus. Mais il dit aussi dans la lettre « du voyant » que le poète est celui qui crée des formes nouvelles. Et il crée volontiers des formes nouvelles à partir de formes apprises. Comme il fait bouger le vers, la strophe, la phrase, le sonnet ou le poème en prose, il fait bouger les points de suspension et les lignes de points. Il faut cependant mesurer son originalité au fait, en l’occurrence, qu’il s’agit de formes convenues mais déjà flottantes : d’autres que lui ont eu l’occasion de les faire bouger.
            Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse distingue trois signes : le point de suspension ; la ligne de points ou de pointillés, dite aussi ligne pointillée ; et un troisième signe, les points conducteurs ou points de conduite, familiers des tables des matières et qui servent à faire correspondre des signes situés aux deux bouts d’une ligne, pour renvoyer par exemple un titre de chapitre à une page. On pourrait penser que Rimbaud n’est pas concerné par cette troisième forme conventionnelle du point multiple. Il s’en rapproche peut-être dans quelques cas.
            Dans Un cœur sous une soutane, dont le texte a la forme d’un journal, comportant des dates, les points de suspension, placés avant ou après une date, paraissent relier ce qui précède et ce qui suit la date, sur une ou deux lignes. Les suites de points y ont une fonction dont le sens n’est pas clair mais qui participe de l’esprit du texte, de l’ironie, de la parodie, et qui contribue à la conception du texte par la mise en page : 

Un cœur sous une soutane, extraits


          Plus atypique encore, la lettre à Banville du 24 mai 1870, où quatre points apparaissent en marge, à deux reprises, dans une disposition qu’il est délicat d’adapter à la version imprimée du texte, les règles de la mise en page dans un livre excluant souvent la présence de tels signes dans la marge : 


            On retrouve ce signe, quatre points placés dans la marge, dans Un cœur sous une soutane, ce qui laisse penser que Rimbaud a ajouté, dans la lettre à Banville, comme dans Un cœur sous une soutane, des points de suspension qu’il avait oubliés en cours de rédaction : 




           
    Il faut préciser ici que nos trois points de suspension étaient plutôt quatre à l’époque de Rimbaud. Le Dictionnaire raisonné des difficultés de la langue française de Jean-Charles Delaveaux, revue en 1847 par Charles Marty-Laveaux, mentionne « quatre points » (Hachette, 1847, p. 560). La norme elle-même, vingt ans plus tard est peut-être en train de bouger.

Sur une autre page d’Un cœur sous une soutane, une ligne de points parmi d’autres traduit l’un de ces moments où le texte s’absente. C’est une ligne de silence, ironique, après l’exclamation en latin : « Ô altitudo altitudinum !... » Elle figure l’extase muette, qui suit la prière. Pour mieux descendre des « altitudes » où s’élève la poésie, il faut laisser passer le temps : 





            Rimbaud utilise couramment, par ailleurs, la ligne de points selon le sens convenu, celui d’une omission. C’est l’usage de l’époque, un usage qui de nos jours se pratique encore par archaïsme typographique, notre usage actuel étant plutôt de placer trois points entre crochets, même dans le cas d’une omission dans un poème en vers. Dans Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize, un sonnet satirique, le jeune poète cite approximativement, de mémoire, un article publié dans Le Pays, où Paul de Cassagnac, monarchiste légitimiste, appelait à la réconciliation entre bonapartistes et républicains, – à l’union nationale en quelque sorte. Il place cette citation en épigraphe, ouvrant des guillemets qu’il oublie de fermer. L’apostrophe de Cassagnac aux « Français de soixante-dix » est précédée de trois points, suivie d’un « etc. » lui-même suivi de trois points et d’une ligne de points. Le satiriste cède la parole à l’adversaire, mais il laisse cette parole planer dans le vide. La ligne points figure l’inconsistance d’un discours, sa banalité : la parole est interrompue parce que l’argument tourne à vide : 





Rimbaud a recours à nouveau à ces pointillés parodiques dans Exil, un poème de l’Album zutique, censé citer « une épître en vers de Napoléon III » ; on y voit avec quelle complaisance il multiplie les occurrences du point multiple, avant et après la citation supposée et à la fin de cinq des six vers cités dans ce « fragment ». L’effet est le même : laisser la parole de l’autre planer dans le vide : 


            Il existe une troisième occurrence antibonapartiste de la ligne de pointillés utilisée comme un instrument de la parodie. C’est dans l’Album zutique encore, dans un patchwork de citations dont David Ducoffre a montré qu’elles venaient de différents recueils de Louis Belmontet, polygraphe au service du Premier puis du Second Empire. On y observe la compétence du metteur en page, qui dispose des lignes de points au-dessus des citations et les « justifie », à gauche et à droite, par rapport au texte cité, signifiant que les vers qui manquent précèdent les vers cités : 





            Rimbaud, dans ses premiers poèmes, utilise la ligne de points pour signifier l’omission dans son propre texte. On peut le déduire par hypothèse de la mise en page des Étrennes des orphelins tel que le poème est imprimé dans La Revue pour tous, le 2 janvier 1870. La rédaction de la revue avait demandé des coupures :

La pièce de vers que vous nous adressez n’est pas sans mérite et nous nous déciderions sans doute à l’imprimer, si par d’habiles coupures, elle était réduite d’un tiers. (La Revue pour tous, 26 décembre 1869.)

Rimbaud obtempère et fait apparaître ces coupures par des lignes de points : 





De même, lorsqu’en octobre 1870, à Douai, Rimbaud transcrit sous le titre Soleil et chair un poème qu’il avait envoyé à Banville sous le titre Credo in unam en mai, il saute tout un passage et figure cette omission par une ligne de pointillés : 





Mais s’agit-il toujours, dans les autres cas de lignes de points, de véritables omissions ? Ne pourrait-il s’agir d’omissions fictives suggérant que le poète livre un texte qui pourrait être plus long ? Nous n’avons pas d’autographe des Premières Communions, mais trois copies de Verlaine. Le poème est divisé en parties, plus ou moins longues, numérotées en chiffres romains. Or dans l’une des copies, les parties VI et VII, composées respectivement de deux et d’un quatrains, se terminent par des lignes de points, comme pour signifier que ces deux parties, qui sont courtes, disposent de strophes en réserve qui les conformeraient à la longueur des autres parties :

Les Premières Communions, copie de Verlaine


  De même, dans Le Forgeron, autre poème long, les lignes de points semblent indiquer que l’inspiration ne se limite pas à ce que le poète donne à lire. À plusieurs moments, l’espace du poème s’ouvre à une ligne de points, placés à la fin d’une tirade par exemple. La distance interlinéaire fait clairement apparaître que la ligne de points appartient à ce qui précède, et non à ce qui suit :







À une autre occasion, dans le même poème, Rimbaud intercale non pas une ligne mais deux lignes de points, comme pour figurer un distique fantôme qui concentrerait en lui les réserves d’alexandrins dont le poète sous-entend l’existence. Mais de part et d’autre de ces deux lignes de points apparaissaient deux vers qui riment l’un avec l’autre, doux rimant avec fous. Que serait donc ce distique absent, placé entre deux vers qui riment, dans un poème à rimes plates ? Que signifient ces deux lignes de points ? Rimbaud, en l’occurrence, fait parler son héros, le forgeron, dont le discours reprend, avec réouverture des guillemets, aussitôt après : 




Jacques Damourette fait une observation qui pourrait s’adapter au cas de Rimbaud : « Parfois, ces groupes de points ne représentent pas des passages ayant réellement existé, mais c’est l’auteur lui-même qui présente une de ses œuvres, à dessein non complète, à l’état de fragment. » (Traité moderne de ponctuation, Larousse, 1939, p. 105.)
La ligne de points disparaît dans la dernière production en vers de Rimbaud, celle que l’on date du printemps et de l’été de 1872 et qui comprend surtout des poèmes courts. Mais elle n’est pas définitivement oubliée : on la retrouve dans un poème en prose des Illuminations, Veillée III, où elle figure le silence, le repos, l’intermède, le vide, l’absence, entre deux séquences de la « veillée », comme si les yeux se fermaient quelques instants. Le sens de cette ligne de points, tout à la fin de l’œuvre de Rimbaud, n’est pas si éloigné du sens qu’il lui donnait, pour suggérer ironiquement l’extase, dans Un cœur sous une soutane


 Rimbaud aime placer les points de suspension et les lignes de points en contiguïté et en continuité, comme ils ne se distinguaient plus. Ainsi dans Un cœur sous une soutane, où les deux formes semblent contaminées l’une par l’autre. Ainsi dans Les Remembrances du vieillard idiot, dans l’Album zutique, – donc toujours dans un cadre parodique. Les Remembrances, comme les autres pastiches de Coppée, portent la double signature, mais le nom de l’auteur pastiché est inscrit en toutes lettres au bas du poème, en « corps » normalisé par rapport au texte, alors que les initiales qui suivent, celles du véritable auteur, apparaissent dans un format démesuré, et l’on a souvent dit, en effet, que dans cette imitation d’un autre type, l’imitateur se révélait autant qu’il décryptait son modèle. Que penser, dans ce contexte de communion perverse, des lignes de points et des points de suspension qui prolifèrent à la fin du poème ? À l’entrée « point de suspension », le Grand Robert cite Bachelard disant que les points de suspension « tiennent en suspens ce qui ne doit pas être dit explicitement » : ils « psychanalysent » le texte. Ainsi les « jeunes crimes » du « vieillard idiot » ne sont-ils pas explicites. Plus loin, à la question « Quoi savoir ? », c’est une ligne de points qui répond. Et le dernier vers s’étire en une longue suspension depuis le « Ô cette enfance ! » exclamatif et nostalgique – cette nostalgie de l’enfance que Rimbaud a plusieurs fois sollicitée dans son œuvre –, jusqu’à la pointe : 


Les Remembrances du vieillard idiot, extrait.






            Un dernier cas de ligne de points mérite d’être signalé, tout au début d’un autre poème ironique, alternativement intitulé Ce qui retient Nina et Les Reparties de Nina. Nina ne dit rien ou presque rien. C’est Lui qui parle, tenant en vain son discours séducteur. Dans la version du poème envoyée à Georges Izambard le 25 août 1870, sous le titre Ce qui retient Nina, la ligne de points se plaçait juste après le mot Lui, comme si Lui avait commencé par se taire : 






Transcrivant son poème à Douai en octobre, Rimbaud ne place plus la ligne de points au niveau du mot désignant le locuteur, Lui, mais au-dessus, comme pour figurer un silence antérieur : 




           Le point de suspension est un signe de fin de phrase, donc le cas échéant de fin de vers plutôt que de milieu de vers. Sur les trente-deux vers de Roman, neuf se terminent par des points de suspension. La fin du vers ou de la strophe devient donc le lieu privilégié du sous-entendu, qui est le sens codé du point de suspension. Rimbaud en use abondamment dans ses premiers poèmes. Ainsi dans À la Musique, lorsque « les pioupious / Caressent les bébés pour cajoler les bonnes….. », ou lorsque le poète construit son fantasme en suivant « Le dos divin après les rondeurs des épaules… », ou à la pointe du poème, quand les murmures des jeunes filles éveillent le désir : « – Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres… » Dans l’une des deux versions, le poète en oublie le s à lèvres, malgré la rime, mais il n’oublie pas les points de suspension : 

À la Musique, strophes finales





Ainsi encore dans Première Soirée, quand les « deux mots » à « dire » se prolongent en un silence suggestif, ou lorsque le n de bien s’étire à l’instar du n de sein – il existe chez Rimbaud un graphisme de la rime –, comme pour éloigner l’évidence charnelle et pour ironiser sur elle : 




Même sous-entendu érotique dans Rêvé pour l’hiver, où les points semblent marquer les pas de la petite bête « qui voyage beaucoup ». Rêvé pour l’hiver est un sonnet, « forme fixe » où ce type de ponctuation se manifeste moins volontiers, mais le sonnet, en l’occurrence, alterne des vers de douze syllabes et des vers de six et les points de suspension apparaissent en particulier dans deux vers courts, qui sont aussi deux vers qui riment l’un avec l’autre, « Te courra par le cou… » et « Qui voyage beaucoup… », comme si le silence rimait encore, après la dernière syllabe :   

    



            L’effet se reproduit dans un autre sonnet d’octobre 1870, L’Éclatante Victoire de Sarrebrück, ekphrasis d’une image d’Épinal, où, à nouveau, la dernière rime se prolonge en points de suspension : 





Le premier Rimbaud a usé et peut-être abusé du point de suspension. La ponctuation sobre à laquelle il se rallie en 1872 témoigne d’une réaction aux facilités du sous-entendu. Il est intéressant d’observer à cet égard, dans les deux versions manuscrites du sonnet des Voyelles, la ponctuation de l’avant-dernier vers : sur l’autographe, il se termine par un deux-points, d’où se dégage l’exclamation finale ; il s’achève par trois points de suspension sur la copie de Verlaine, qui laisse planer les « Mondes » et les « Anges », comme si les « silences » du début devaient se prolonger à la fin du vers :

Les Voyelles, copie de Verlaine

         Les points de suspension ne disparaissent pas complètement de la production de 1872. La suspension de fin de vers, et même de fin de strophe, existe toujours, comme dans « Entends comme brame », avec la coïncidence de ce qui n’est peut-être pas, dans le cadre prosodique proprement dit, une rime, mais la reprise d’un même son à la fin de deux strophes consécutives : 



          Le Rimbaud de 1872, converti à de nouvelles formes de l’allusion, investit les points de suspension d’un autre sens. Il en raréfie l’usage pour mieux le contrôler. Ainsi, il ne les oublie pas, d’une version à l’autre de Comédie de la soif, à la fin du distique évoquant l’ivresse et ses perspectives :

Enfer de la soif



 
Comédie de la soif
Comédie de la soif

            Les points de suspension ne sont plus alors l’expression clichée d’un sous-entendu, mais un prolongement du discours métaphorique. Ils relèvent moins du sens que de la poétique. On les retrouve dans ce rôle dans « Est-elle almée ?... », où ils accordent l’interrogation rêveuse au silence qui lui répond. La question attend en eux la réponse qui ne peut venir, eux-mêmes se prolongeant en une autre question, et cette autre question s’achevant au vers suivant par d’autres points de suspension : l’homme regarde les lumières qui bougent, dans le ciel, à la fin de la nuit, et n’obtient d’autre réponse que celle de « la splendide étendue » qui l’éblouit :





            Les points de suspension exprimaient naguère l’allusion significative, ils traduisent désormais le moment poétique au-delà des mots. Il en est de même dans les Illuminations, solidaires à cet égard de l’inspiration de 1872 : les exemples de points de suspension y sont rares mais exemplaires. Dans Jeunesse III, ils ont, avant la prédiction assertive finale, cette « valeur pausale » que leur reconnaît Jacques Damourette (op. cit., p. 96). Ils entrent en harmonie avec la syntaxe nominale :


  



            Dans Barbare, à la fin du texte, ils expriment à la fois le recommencement – le retour de l’image du « pavillon » – et l’apaisement qui relie la parole au silence : 




*Professeur à la Sorbonne, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade.


           

dimanche 13 novembre 2011

Prochain article

Rimbaud et le point multiple, par André Guyaux.

André Guyaux est professeur à la Sorbonne et éditeur de Rimbaud dans la Pléiade.
Charleville et Arthur Rimbaud, 120 ans après la mort du poète.

Voir cette vidéo

mercredi 9 novembre 2011

Inauguration de la salle Rimbaud à Marseille, par Jacques Bienvenu

Au milieu : Marie-Anne Bardey ; à droite : Jacques Bienvenu


On trouvera de nombreux comptes-rendus  de la présence de la géniale chanteuse Patti Smith à Marseille pour l’inauguration de la salle Rimbaud le lundi 7 novembre. On peut lire notamment celui de La Provence.com et voir cette vidéo diffusée par LCM.
Nous avons eu le plaisir, Marie-Anne Bardey et moi-même, d’expliquer dans une brève introduction les liens de Rimbaud avec Marseille. Marie-Anne Bardey est la petite fille de Pierre Bardey et la petite nièce d’Alfred Bardey. Elle souligne que Pierre fut  aussi avec son frère le patron de Rimbaud à Aden et à Harrar. Elle nous apprend que, selon des sources familiales, Pierre Bardey a aidé Rimbaud malade quand il s’est embarqué à Aden  pour Marseille en mai 1891. Elle raconte l’extraordinaire rencontre de Paul Bourde et Alfred Bardey sur un bateau des messageries maritimes fin décembre 1883. C’est à ce moment que le patron de Rimbaud apprit le passé de poète de son employé. Pour ma part,  je rappelle la lettre de Laurent de Gavoty qui était directeur d'une revue à Marseille, La France moderne. Rimbaud conserva cette lettre de juillet 1890 dans laquelle il avait appris qu’il était considéré comme le chef de l’école décadente et symboliste ! Je citais aussi cette phrase inédite de Rimbaud qui a beaucoup plu à Patti Smith : « Il n’y a que trois villes supportables au poète : Paris Constantinople et Marseille ». La petite photo que nous présentons est volontairement floue car elle est dans l’esprit des photographies que Rimbaud avait  prises à Harar. On pourra essayer d’identifier le personnage de gauche qui prouvera l’authenticité de cette photo. Nous avons une équipe surentrainée en ce domaine.

         Patti Smith sera à Charleville le jeudi 10 novembre  pour une  lecture de poèmes  en l'église Saint-Rémi à 16h (entrée libre) puis elle se rendra au musée Rimbaud à 17h pour une  rencontre privée et réservée à ceux qui ont une invitation. Enfin elle donnera un concert au théâtre à 20h  30.

         Pour les liens qui unissent Rimbaud à Patti Smith, on peut lire l’article très érudit de David Ducoffre.

lundi 7 novembre 2011

Rimbaud à Aden : une énigme résolue, par Jacques Bienvenu

voir : source
   
         Vraiment je tire mon chapeau à Jean-Jacques Lefrère ! Voici qu’un deuxième tome de Sur Arthur Rimbaud, Correspondance posthume vient déjà de paraître après le lancement tonitruant du premier tome, l’an dernier, avec en couverture la photo que l’on sait. Je crois que seul Jean-Jacques Lefrère était capable de réaliser ce tour de force de publier (presque) tous les documents, articles et lettres sur Rimbaud parus au fil des ans et ceci jusqu’en 1935 ; car on nous annonce trois tomes à venir ! Même le professeur Étiemble dans ses rêves les plus fous n’aurait pu imaginer une pareille entreprise. Il s’est contenté, à son époque, d’une tentative de  bibliographie exhaustive, sobrement mais vigoureusement commentée et d’en faire une thèse fameuse. La publication de Jean-Jacques Lefrère est tout simplement prodigieuse et semble unique dans la littérature, comme l’a souligné récemment une presse bien informée. Je ne sais si le grand public se précipitera sur ce livre. En tout cas, j’ai couru l’acheter dès sa parution et je n’en suis pas déçu. Certes, il me faudrait un peu de temps pour en faire une complète recension. Le biographe de Rimbaud a reproduit nombre de documents que l’on trouve sur internet, mais l’intérêt du livre, selon moi, réside surtout dans les publications d’articles ou de lettres peu accessibles. Ainsi Jean-Jacques Lefrère a-t-il publié tout simplement, provenant d’une collection particulière, le fac-similé inconnu d’une lettre de Rimbaud ! Et pas de n’importe quelle lettre ! L’une des plus connues de la période où le poète partageait principalement son temps entre  Aden et Harar. De plus, cette lettre comporte une énigme tout à fait passionnante. Il convient de la citer, elle n’est pas très longue :
                                                                              
                                                                                          Aden 25 mai 1881
                                                                                           Chers amis –
                                                                                       Chère maman
       Je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas, je ne tiens pas du tout à la vie, et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue. Mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
      Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois je pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies, mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages-ci. Car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
      Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
                                                                    Tout à vous
                                                                                    Rimbaud

        La première édition de cette lettre a été réalisée en 1899 par Paterne Berrichon. À la place d’Aden, il avait écrit Harar. Les critiques rimbaldiens ont appris en 1953 d’Henri Guillemin qu’en réalité Rimbaud avait bien écrit Aden et non Harar  car Guillemin avait pu consulter l’autographe que Berrichon avait offert à Paul Claudel. Antoine Adam dans la Pléiade de 1972 soulève de très  bonnes questions concernant cette lettre. Il convient de le citer intégralement :

« Cette lettre présente une difficulté qui, faute de pouvoir examiner l’autographe, demeure insurmontable. Henri Guillemin (« Connaissance de Rimbaud », dans le Mercure de France, 1er juin 1953) nous apprend qu’il a vu cet autographe, lequel appartenait à Paul Claudel, et il affirme formellement que l’autographe porte Aden et non Harar. Mais il n’est pas moins certain que le 25 mai 1881, Rimbaud est à Harar, et non pas à Aden. »

Il ajoute aussi en note :

« Henri Guillemin nous apprend que l’autographe, auquel nous n’avons pas eu accès, porte clairement : 5000 francs et non 3000 francs d’économies, comme les précédents éditeurs de la Pléiade l’avaient imprimé. On observera qu’il est absolument impossible que Rimbaud ait possédé 5000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possèdera trois mille (lettre du 22 juillet, infra). »

       Certains éditeurs de correspondance n’hésitent pas à considérer que Rimbaud s’est trompé en écrivant Aden. Ce serait un lapsus selon Alain Borer, et Louis Forestier donne aussi Harar à la place d’Aden dans le texte de la lettre qu’il édite. Or, Jean-Jacques Lefrère après consultation du fac-similé écrit en tête de la lettre qu’il transcrit : « Harar, mercredi 25 mai 1881 ». En somme, on revient à la case départ ! La publication du fac-similé  de la lettre  nous ramène pratiquement à l’édition de Berrichon. Simplement, Jean-Jacques Lefrère donne bien Aden dans la transcription de la lettre mais  admet que Rimbaud s’est trompé et a commis un lapsus.

     Observons d’abord que le fac-similé confirme la remarque d’Henri Guillemin : c’est bien Aden qui est écrit. Mais il y a une preuve qui interdit de penser que c’est un lapsus de Rimbaud. En effet : Rimbaud répond à sa mère le 25 mai qu’il a reçu sa lettre du 5 mai. J’en déduis que la lettre a mis 20 jours pour venir (ma profession de mathématicien m’aide beaucoup, je le reconnais). Mais 20 jours excluent complètement Harar car le courrier pour y parvenir de Charleville prenait plus d’un mois. D’ailleurs, plusieurs lettres de Rimbaud d’Aden attestent cette durée approximative de 20 jours pour le courrier de Charleville à Aden.  Il est donc incontestable que la lettre a été écrite à Aden. Et voilà à nouveau le problème reposé !

Examinons-le :

       On peut d’abord penser que  Rimbaud aurait fait un voyage éclair Harar-Aden-Harar sans en avoir rien dit. Un tel voyage s’est d’ailleurs produit en 1888 à cheval et le poète précise même la durée du trajet : 6 jours de cheval à l’aller, 5 de cheval au retour, 8 de séjour à Harar et une dizaine de jours dans les boutres et les vapeurs. On voit donc qu’en un mois ce voyage a été effectué. Or la lettre du 25 mai se situe entre deux lettres du 4 mai et du 10 juin. L’espace entre ces deux lettres permettrait donc  en théorie le voyage. Ce n’est donc pas une hypothèse qui s’évacue aussi facilement qu’on le croit. Certes, on pourrait objecter que selon Bardey, Rimbaud serait allé à Boubassa de fin mai au 10 juin. Mais on sait depuis longtemps que la chronologie de Bardey est douteuse dans ses souvenirs. D’ailleurs, ce voyage à Boubassa a toutes les chances d’avoir été réalisé plus tard. Ainsi en juillet, Rimbaud annonce qu’il part pour un pays inexploré par les Européens pour lequel il serait seul responsable et qui semble assez bien correspondre à ce voyage à Boubassa. Néanmoins, je suis d’accord avec Antoine Adam et Jean-Jacques Lefrère pour penser que Rimbaud ne peut être à Aden en mai 1881. En effet : le 25 mai, il serait  à Aden et le 10 juin il écrirait d’Harar : « Je viens d’une campagne au dehors ».Même si cette expédition ne correspond pas à celle de Boubassa, comme je le pense, il faut reconnaître qu’entre le 25 mai et le 10 juin il n’y a au plus que 15 jours pour un retour d’Aden à Harar auquel il faut ajouter une expédition. Cela semble très improbable d’autant plus que Rimbaud ne dit pas un mot de cet éventuel voyage Aden-Harar-Aden, dans les lettres du 25 mai et du 10 juin.

      De plus, il y a le problème des économies de 5000 francs qu’il annonce pour dans trois mois. Or, connaissant le salaire de Rimbaud à cette époque, Antoine Adam a parfaitement raison de dire qu’il est impossible qu’il possède cette somme, même si on observe qu’il l’annonce pour les trois mois qui suivent. Jean-Jacques Lefrère l’a bien noté dans sa première édition de la correspondance de Rimbaud. Il avait écrit:
« En l’absence du manuscrit consultable ou de fac-similé, il est impossible d’établir s’il s’agit là du chiffre écrit par Rimbaud. L’édition Berrichon fait état de 3000 francs, mais Guillemin spécifiait que Rimbaud avait bien écrit 5000 (chiffre également donné par Isabelle Rimbaud dans sa copie). Le hic, c’est qu’il est impossible que Rimbaud ait pu disposer d’une telle somme à cette époque. »
      J’observe que Jean-Jacques Lefrère charge ce pauvre Berrichon d’une erreur qu’il n’a pas commise pour une fois. Berrichon a bien écrit 5000 francs. C’est la seconde édition de la Pléiade qui se trompe en écrivant 3000 francs. Après sa découverte du fac-similé, Jean-Jacques Lefrère, obligé d’admettre que c’est bien 5000 francs qui est écrit, élude à présent cette difficulté dans son dernier volume.

     J’étais plongé dans ces réflexions après avoir lu le fac-similé publié par le biographe de Rimbaud et j’ai alors pensé que cette lettre serait idéalement placée en mai 1882. Ainsi, toutes les objections tomberaient. Il était bien à Aden à cette époque et il pourrait très bien avoir 5000 francs d’économie en août 1882 (trois mois après le mois de mai). Néanmoins, il faudrait supposer que le lapsus de Rimbaud ne porterait pas sur Aden et Harar, mais sur 1881 au lieu de 1882. Lapsus pour lapsus, il faut reconnaître que le second est bien plus logique. Certes, Il est vrai qu’au mois de janvier 1882 on peut encore écrire « janvier 1881 », mais au mois de mai c’est déjà plus curieux. Cependant, ma conviction était que Rimbaud avait écrit « mai 1881 » au lieu de « mai 1882 ».

       Cette conviction est devenue une certitude depuis que j’ai consulté l’original de la lettre à la Bibliothèque nationale et surtout l’enveloppe. Cet original, contrairement au fac-similé de Jean-Jacques Lefrère, porte l’estampille rouge de la BNF. Sachant que la lettre avait appartenu à l’auteur du Soulier de satin, il m’a paru naturel de la chercher dans le fonds Paul Claudel, où je l’ai trouvée grâce à l’amabilité extrême et à la compétence des conservatrices de la Bibliothèque Richelieu. J’ai surtout pu consulter l’enveloppe de la lettre, que Jean-Jacques Lefrère n’a pas publiée. Or c’est un document capital. Henri Guillemin l’avait décrit comme une longue enveloppe bleue. En effet, l’enveloppe est bleue, mais surtout elle mentionne, par le tampon de la poste, qu’elle est arrivée à Roche le 19 juin 1882[1], ce qui correspond bien à un envoi du 25 mai 1882 et non 1881. Berrichon, qui ne s’est peut-être pas  aperçu du problème de la contradiction entre le tampon de la poste et de la date mentionnée par Rimbaud sur la lettre, a écrit sur l’enveloppe, de son écriture reconnaissable : « 25 mai 1881 ». On comprend qu’il ait mis Harar dans son édition de 1899, pensant que Rimbaud n’était pas à Aden en 1881, et n’hésitant pas comme à son habitude à modifier le texte de Rimbaud. Il faut donc replacer cette lettre dans la correspondance du poète à sa place, entre celle du 10 mai 1882 et celle du 10 juillet 1882. On observe alors que Vitalie et Isabelle Rimbaud ont répondu toutes les deux immédiatement en deux lettres séparées  à leur fils et à leur frère, jugeant non sans raison que cette lettre était celle d’un désespéré qui de surcroît leur expliquait qu’il ne croyait pas à une vie au-delà de la mort ! Ce qui devait être terrible pour des dames aussi dévotes. Rimbaud écrivit en effet le 10 juillet : j’ai reçu vos lettres du 19 juin. Il ajoutait : « j’espère bien aussi voir arriver mon repos avant ma mort ». Ce qui correspond bien à la lettre du 25 mai, mais il précisait aussi pour rassurer un peu les deux femmes : « si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter. »

        Il est incontestable que Jean-Jacques Lefrère est un bon documentaliste. C’est grâce à lui que j’ai pris conscience de ce problème de datation concernant la lettre du 25 mai 1882 lorsque j’ai vu le fac-similé dans son ouvrage. Il incite les chercheurs à compléter des informations concernant les documents de sa compilation. Néanmoins, sur la correspondance de Rimbaud qu’il a éditée, je crois qu’on peut être raisonnablement critique. Lorsque Jean-Jacques Lefrère dispose du manuscrit d’une lettre qu’il publie dans son livre, on le voit dans le même temps retranscrire le texte inexact de la Pléiade de 1972 (cf : « Une étrange lettre »). Lorsqu’il ne possède pas le manuscrit d’une lettre, affirmant qu’il ne se trouve pas là où je l’ai trouvé, il modifie des mots et il ajoute à la fin de la lettre une adresse que Rimbaud n’a pas écrite (cf : « L’édition de la lettre de Gênes »). Dans le cas présent, il fournit un fac-similé dont il ne tire comme conclusion qu’un retour navrant à l’édition de Berrichon de 1899. À cela s’ajoutent des erreurs de dates assez curieuses (cf : « La Chasse spirituelle dans les éditions de la correspondance de Verlaine et de Rimbaud »). Mais, l’essentiel est que la critique rimbaldienne progresse. Les publications de M. Lefrère y contribuent à leur manière.







[1] L'enveloppe comporte au dos deux tampons de la poste pour Attigny. Un premier où on lit clairement 13 juin 1882 et un second qui est moins lisible mais où on peut lire la date du 19 juin.