samedi 24 septembre 2011

Cinq mars ou une lettre de Rimbaud mal déchiffrée, par David Ducoffre

 Date sur le manuscrit  de la lettre de Rimbaud




Dans toutes les éditions de la correspondance de Rimbaud, une lettre du poète à Delahaye nous est présentée comme datant du « 5 mars 1875 ». Cette datation est erronée, mais procédons d’abord à quelques rappels pour bien situer les choses.
Il ne s’agit pas de n’importe quel document. Rimbaud y livre un bref récit de sa dernière entrevue avec Verlaine, à Stuttgart. Mais cette lettre était demeurée mystérieuse au sujet d’un dénommé Wagner. Celui-ci est en effet cité dans le corps de la lettre (« Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner... »). Il l’est encore à deux reprises sur un dessin coincé tant bien que mal dans la marge gauche. Ce dessin représente une maison aux détails précis qu’une corde rattache à un pendu dénudé, une bouteille de « Riessling » enfoncée dans le derrière. Le pendu est identifié par la mention « Wagner » sur son épaule et une légende a été glissée entre la maison et le corps étiré du pendu : « Wagner verdammt in Ewigkkeit » (« Wagner damné dans l’éternité ! »). Il n’est évidemment pas question d’une rue Wagner comme l’a fait croire le biographe Berrichon qui a inventé au minimum le titre de précepteur pour Rimbaud, le nom Lübner du logeur et la localisation dans la « Wagnerstrasse ». Rimbaud vise clairement une personne de ce nom qu’il a sans doute déjà évoquée dans une autre lettre à Delahaye encore antérieure au séjour de Verlaine. Pouvait-il s’agir du célèbre musicien ? Une hypothèse tirée par les cheveux voulait qu’il soit fait allusion à une semaine consacrée à la musique de Richard Wagner qui se serait déroulée du 27 février au 5 mars 1875 à Stuttgart, ce qui n’a jamais été corroboré par les archives historiques. En août 2001, un intervenant allemand a élucidé ce mystère. Ute Harbusch a découvert que, le samedi 7 mars, Rimbaud a fait paraître une annonce  dans un journal de la villle de Stuttgart, la Schwäbische Kronik où il a livré son adresse (« Hasenbergstr. 7, Stuttgart »). Il s’agissait d’apprendre l’allemand avec quelqu’un qui, en retour, aurait étudié le français dans ses échanges avec Rimbaud. Ute Harbusch a pensé à consulter l’annuaire au sujet de cette adresse, et le nom d’un pasteur à la retraite, Ernst Rudolf Wagner, lui est apparu. Dans la foulée, le chercheur allemand accompagna son article d’un dessin susceptible de donner une idée de cette maison aujourd’hui détruite. Je cite ici au moins un passage de l’article que nous nous devons de bien mettre en relief :

La maison du Dr. Wagner avait été construite en 1862. Un plan de constructions est conservé aux archives de la ville qui montre une villa de quatre étages – comme celle que Rimbaud a dessinée dans sa lettre à Delahaye.

Le document figure au milieu de l’article, à la page 306 du double numéro 17-18 de la revue Parade sauvage. La comparaison est éloquente. C’est bien une façade similaire à quatre étages avec un sommet triangulaire, des balcons et de nombreuses fenêtres que Rimbaud a représentée sur sa lettre. Loin d’être précepteur comme l’a prétendu Berrichon, Rimbaud semble avoir payé un fort loyer à une personne désagréable qui lui faisait sentir le mépris qu’il croyait devoir aux français depuis la récente guerre francoprussienne. Le prix avait dû être fixé au moment de l’arrivée de Rimbaud et celui-ci ne pouvait espérer subsister très longtemps face à un comportement aussi haineux. Bien qu’il semble avoir eu le loisir de loger deux jours et demi Verlaine, Arthur était exaspéré et il lui tardait de trouver un logement plus abordable où il eut pu enfin respirer. Dans son style particulier, il précise à Delahaye que, dans une semaine, il partira enfin et qu’il en est grand temps pour ses économies, d’autant que les échanges sont infructueux :

Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner et je regrette cette argent payant de la haine, tout ce temps foutu à rien.

Soulignons au passage cet accord au féminin « cette argent » qui semble le début d’une imitation de l’accent allemand dans une suite de paroles en français. A la Balzac, Rimbaud écrit un peu plus loin : « « j’excèpe un : Riessling, dont j’en vite un ferre en vâce des gôdeaux gui l’onh fu naîdre, à ta sandé imperbédueuse. » Ce trait d’écriture (« cette argent ») ressemble fort au très mystérieux accord « une froid » du sonnet La Maline, indice probable d’un parler flamand ou (plus énigmatiquement) belge (une fois !) qui a dû frapper Rimbaud lors de son passage dans La Maison verte en octobre 1870.
Mais revenons à la lettre de Stuttgart. Nous avons vu que le principal dessin montre la grande animosité de Rimbaud à l’égard du propriétaire. Le dernier paragraphe : « Tout est assez inférieur ici – j’excèpe un : Riessling,… », apparaît comme une réplique évidente à l’égard des outrecuidances « prussiennes » du mauvais hôte souabe. Suivent d’autres dessins de la terne Allemagne rehaussés par quantité de bouteilles de « Riessling » (avec deux « s »).
Il est à noter que la lettre révèle un Rimbaud qui prend plus à cœur son ressentiment pour le propriétaire que le récit de son entrevue avec Verlaine expédié en un paragraphe. La remarque a son intérêt. Rimbaud manifeste ainsi son désir de tourner la page.
Mais, quand exactement Rimbaud a-t-il écrit cette lettre ? Nous apprenons qu’il devait quitter le 15 la résidence de l’odieux Wagner pour « une chambre agréable » (traduction de l’allemand par Harbusch, mais, ne parlant pas allemand, je reconnais l’idée d’ami dans « freund ». Delahaye avait-il étudié un peu d’allemand ?) :

Le 15 j’aurai une Ein freundliches Zimmer n’importe où […]
(Après le 15, Poste restante Stuttgart)

La forme adverbiale « n’importe où » confirme qu’il s’agit bien de quitter le 15 son logement au 7, Hasenbergstrasse. En clair, Rimbaud avait payé son loyer pour un mois. La phrase « Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner… » devrait donc nous aider à dater la rédaction de cette lettre autour du 8 mars. Or, la lettre a été envoyée le 6 mars d’après la marque d’un cachet sur l’enveloppe. En définitive, il est reposant pour tout le monde d’accepter que cette lettre soit datée du 5 mars 1875.
Le problème vient de ce que Rimbaud a écrit « février » et non « mars ». Toutefois, l’objection a été balayée d’un revers de la main. C’était une simple erreur de distraction. La preuve, Rimbaud n’est parti pour Stuttgart que le 13 février (journal de Vitalie), une lettre du « 5 février 75 » n’est pas concevable. Toutefois, où les rimbaldiens ont-ils vu que la lettre était datée du 5 février ? Editeur de la correspondance de Verlaine, Michael Pakenham pense pour sa part que Rimbaud l’a datée du « 3 février ». Pourtant, Rimbaud n’a précisé aucun jour, il a simplement écrit « février 75 ». Il est vrai que cette mention est précédée d’un gribouillis, mais celui-ci ne saurait en aucun cas passer pour un chiffre 5 ou un chiffre 3. Ou ce gribouillis demeure un trait d’humeur qui n’a pas à être interprété, ou il s’agit d’un remords de plume au moment de dater la missive. Le seul chiffre envisageable dans ce gribouillis serait la mention 2 des dizaines. Le chiffre n’a pas eu le temps d’être formé, il a été emporté aussitôt par une arabesque de renoncement. Et ce sont les boucles absurdes de cette arabesque qui ont été interprétées comme la forme du chiffre 3 ou du chiffre 5 par l’ensemble des rimbaldiens. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la lettre ou son fac-similé n’ont pas été examinés attentivement. Pour ceux qui veulent à tout prix apprécier la manière d’écrire le chiffre « 5 » chez Rimbaud, ils devront se contenter de sa mention clairement calligraphiée dans « février 75 ».
Je veux bien admettre que je ne comprends pas bien pourquoi Rimbaud date cette lettre de février et prétend qu’il ne lui reste qu’une semaine à demeurer chez l’odieux Wagner, s’il ne doit partir que le 15 mars. Mais, au moins, pour ce qui est de l’établissement du texte, l’idée d’une bévue « 5 février 75 » pour « 5 mars 75 » est désormais clairement infirmée. Rimbaud a-t-il repris une lettre quasi vierge qui ne portait encore qu’une mention de mois « février 75 » sans la corriger ? A-t-il composé sa lettre en deux temps, le premier paragraphe sur Verlaine pouvant dater de février ? Plus probablement, Rimbaud est-il adepte des évaluations approximatives : une semaine pour deux semaines ? On peut chercher les explications les plus saugrenues : monsieur Wagner allait-il être absent lors de la dernière semaine de location ? Il est bien sûr toujours loisible de penser qu’il y a eu une simple erreur d’inattention de la part de Rimbaud. Mais, tout de même, avec insistance, il précise à deux reprises qu’il part le 15 et il écrit nettement qu’il ne lui reste qu’une semaine de Wagner, et tout cela ne l’a pas empêché de dater sa lettre de février ! Voilà qui ne manque pas de toupet.
Enfin, il serait plaisant de déterminer le moment exact du passage de Verlaine. Celui-ci est demeuré deux jours et demi. Le début de la lettre, après la mention « février 75 », parle d’une aventure de « l’autre jour ». Or, Rimbaud était lui-même arrivé à Stuttgart après le 13 février. Verlaine était-il arrivé dix jours ou quinze jours après ? Dans tous les cas, ce fut rapide et cela montre combien il n’avait rien eu de plus pressé que d’aller rejoindre Rimbaud à sa sortie de prison, ce qui renvoie circulairement à la magie de cette lettre qui nous révèle un Rimbaud déjà bien informé de tous les mouvements ou intentions de déplacements de Verlaine : de son retour à Paris à son départ « de suite » pour Londres, citation de Banville à l’appui « là-bas dans l’île ». Ceci dit, désormais, le présent pour Rimbaud, c’était l’apprentissage de la langue allemande dont il avait commencé l’étude en Angleterre en 1874 (précision que nous devons à Jacques Bienvenu), c’était le vécu avec l’allemand haineux ordinaire, c’était la question du loyer. Il n’était plus dès lors question de faire date ! Pas tout à fait, un certain dossier remis dans les mains de quelqu’un qui en eut soin…

dimanche 18 septembre 2011

La date de la lettre de Gênes, par Jacques Bienvenu



   La date de la lettre que Rimbaud écrit de Gênes le 17 novembre 1878 correspond au jour de la mort de son père. Cette coïncidence a souvent été observée. Elle est d’autant plus curieuse qu’elle se situe très exactement entre deux apparitions fantomatiques du père de Rimbaud dans la vie du poète. Ce sont des riens troublants. Ainsi, le 14 mai 1877, Rimbaud se déclare déserteur du 47ème régiment de l'armée française. Or le 47ème régiment est celui de son père quand il déserta le foyer familial. A son arrivée à Aden en 1880,  il déclarait à son patron  Bardey  qu’il était né à Dôle comme son père. Bardey apprit, bien après, que le poète était né à Charleville. Or, la lettre de Gênes marque un tournant dans la vie de Rimbaud. C’est le moment où son existence prend une orientation définitive vers les pays chauds. Après toute une série de pérégrinations, Rimbaud va s’établir pour longtemps à Aden et à Harrar. Tout se passe comme si l’évocation de « l’embêtement blanc » marquait son départ vers des régions où la neige n’existe pas, le froid de l’hiver lui devenant insupportable. Naturellement, la date de la lettre de Gênes et la date de la mort du père semblent une pure coïncidence. Néanmoins, il existe une hypothèse qu’il ne faut pas éliminer. Madame Rimbaud, sans doute immédiatement informée de la mort du capitaine, pouvait très bien avertir son fils par télégramme le même jour et l’envoyer poste restante à Gênes. D’ailleurs Rimbaud précise qu’il reçoit le jour du 17 novembre plusieurs lettres. Dans ces courriers, le télégramme annonçant le décès pouvait s’y trouver. D’ailleurs, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’une mère, même si elle s’appelait Vitalie Rimbaud, informât son fils de la mort de son père. Dès lors, cette coïncidence de date serait du plus grand intérêt, car Rimbaud n’y faisant pas allusion dans sa lettre, c’était peut-être un silence volontaire. Une façon de tuer doublement le père. Observons, en outre, que  dans la correspondance de Rimbaud qui succède à la lettre de Gênes, on ne trouve aucune allusion à la mort du capitaine. Il parle d’une procuration par la suite, mais ne dit pas qu’elle concerne son père. Les biographes le supposent simplement. L'hypothèse d'un télégramme de Madame Rimbaud à son fils reste tout de même peu probable, mais il faut bien tout envisager dans cette étrange histoire.

    Autre curiosité, dans cette histoire, l'obsession de l’armée et du service militaire, présente déjà dans  la lettre de 1875 avec le poème « Rêve » qui se passe dans une chambrée. Autre apparition, même si elle est beaucoup plus discrète, de la chambrée dans la lettre de Gênes et qu’une mauvaise lecture du mot « couverture » avait empêché de voir (voir l’article sur l’édition de la lettre de Gênes). Lettre symbolique et aussi date symbolique à laquelle je tiens, pour la beauté et l’étrangeté de la chose. Signalons toutefois que l’incontournable Lefrère veut nous priver de cette coïncidence. Ainsi, dans sa biographie  nous apprenons que le capitaine n’était pas mort le 17, mais la veille le 16. Il confirme dans l’édition de sa correspondance ce détail. C’est vrai que c’est un détail, un détail anodin qui peut sembler insignifiant. Mais n’est-il pas révélateur lui aussi ? Puisque nous sommes dans l’infiniment petit de la biographie rimbaldienne, examinons cela à la loupe. M. Lefrère s’inspire en réalité d’une étude faite par un certain Charles-Henry Lubienski-Bodenham qui, après le Colonel Godchot, s’est le plus penché sur la biographie du  père de Rimbaud. Examinons les raisons de cet érudit qui l’amènent à changer la date de la mort de l’honorable capitaine. Je le cite :
«  Lorsque Madame Rimbaud, la femme du « veuf » parut devant Me Striffling, le 27 novembre, pour l’établissement d’un inventaire des biens du mari, le jour de son décès est noté comme étant le 16 novembre. Cela semble être une correction portée à la date du 17 qui figure dans l’acte de décès signé par l’adjoint du maire (N°1046 pour l’année 1878). Même si le capitaine est mort le samedi, le 16 novembre, la vitesse avec laquelle tout a été mené pour son enterrement le 18 ne laisse pas de surprendre. Annonce au journal avec mention de faire-part, messe à la cathédrale, et enterrement, tout est mis en place en 48H. »
       Pour un peu, et en dépit des actes officiels, M Charles-Henry Lubienski-Bodenham  le ferait mourir trois jours avant. En fait, une simple lecture des registres paroissiaux de l’époque montre qu’un enterrement le lendemain d’un décès n’a rien d’extraordinaire. Il n’y avait pas à cette époque de Thanatopracteurs et les morts étaient ensevelis le plus  rapidement possible pour des raisons d’hygiène. Rien ne justifie  une  « correction » sur l’inventaire, c’est évidemment une erreur de transcription. Voici d’ailleurs les actes de l’état civil et du registre paroissial qui ne laissent aucun doute.
Source: "Album Passion Rimbaud" de Claude Jeancolas
Source : Musée Rimbaud
Source : "Album Passion Rimbaud"  de Claude Jeancolas
        Néanmoins, M. H. Lubienski-Bodenham a fait connaître des documents intéressants sur la mort du capitaine Rimbaud. Ainsi publie-t-il un avis de décès dans un journal de Dijon qui annonce,  le 18 novembre, que les familles Rimbaud et Cuif prient les personnes non informés du décès d’assister à l’enterrement religieux du capitaine Rimbaud, chevalier de la légion d’honneur.

        M. Jeancolas écrit à ce propos : « Les annonces furent publiées le lundi matin et le nom Cuif est accolé à celui de Rimbaud, elle seule [ Vitalie Rimbaud ] pouvait avoir pris cette initiative comme elle l’avait fait vingt-quatre ans plus tôt dans l’annonce de la légion d’honneur du capitaine. » C’est l’art d’interpréter correctement les documents. Ce n’est pas donné à tous les biographes.

     Je remercie Steve Murphy de m’avoir communiqué le bulletin Rimbaud Vivant N° 18/19 de 1980, dans lequel se trouve l’article : « Le Capitaine Rimbaud à Dijon (1864-1878) » par H. Lubienski-Bodenham

mardi 13 septembre 2011

L'origine possible du titre "Paris se repeuple", par Jacques Bienvenu

      C'était une brochure d'une cinquantaine de pages. On la trouvait dans les kiosques, chez les marchands de journaux et dans les librairies. Elle s'intitulait : "Itinéraire des ruines de Paris : Notices historiques sur les monuments incendiés", chez les libraires, Paris,1871. Publiée l'année  de la Commune, après le 15 juillet, elle décrit comme son nom l'indique les monuments de Paris qui avaient été incendiés. Les communards y sont traités de scélérats et de bandits dépassant  les pires barbares que l'humanité ait jamais connus. 

       Rimbaud a écrit un poème "Paris se repeuple" qui dépeint à sa façon la capitale  de la France après la Commune. Il se trouve que cette expression " Paris se repeuple" figure à la première page de cet opuscule. Rimbaud a-t-il trouvé là  le titre de son poème ?


samedi 10 septembre 2011

Quand Vanier possédait des inédits de Rimbaud (un spécimen annoté du Reliquaire d’une grande valeur manuscrite), par David Ducoffre



Première partie

A l’occasion du centenaire de la naissance d’Arthur Rimbaud, le libraire parisien Jean Loize écrivit une lettre à Bouillane de Lacoste. Le célèbre graphologue rimbaldien imposait à cette époque des éditions de référence des œuvres du poète et il était parvenu à dater de manière décisive les copies des poèmes en prose des Illuminations. En revanche, faute de manuscrits connus, il pensait que Verlaine avait recomposé de mémoire les poèmes « première manière » de son ami (ceux des Poètes maudits et de l’article Pauvre Lélian, puis Les Premières Communions et L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple). La lettre de Jean Loize aurait pu l’amener à réviser un tel jugement et entraîner de nouvelles découvertes.

A M. Henri de Bouillane de Lacoste.
Paris, 16 octobre 1954

Monsieur,

Je vais prêter à la prochaine exposition RIMBAUD de la Bibliothèque Nationale un exemplaire du Reliquaire de 1891 qui paraît être le plus curieux que l’on puisse rencontrer… Ce volume a été bien accueilli rue de Richelieu, mais sa description dans le catalogue risque d’être incomplète. Les problèmes qu’il pose ne sont en effet pas résolus. Et c’est pourquoi je viens faire appel à votre science…
De nombreuses corrections et additions à la plume me semblent être de Delahaye. Est-ce lui qui aurait préparé pour Vanier l’édition qui ne parut qu’en 1895 ? alors préfacée par Verlaine
Mon volume serait la seule trace d’une édition (entre 91 et 95) puisque les pages portent des indications (et des empreintes) de typographes. C’est un imprimeur d’Annonay qui composa le texte ainsi retouché.
Il y a quelques petites différences avec l’édition connue de Vanier (imprimée à Evreux – et non Annonay) en 1895.
D’autres déductions sont à faire. Pourquoi avait-on composé ici la litigieuse préface de Darzens ? Des vers qui passent pour avoir été rétablis de mémoire par Paul Verlaine (dans l’Orgie parisienne) l’ont-ils été par Delahaye ?
Le temps me manque pour entrer dans le détail. Mais c’est assez, sans doute, pour éveiller, Monsieur, votre intérêt ?
On m’a dit que vous veniez souvent à Paris. Je garde donc espoir que vous pourrez tirer au clair ce petit mystère « rimbaldien »…
Croyez, cher Monsieur, à mes sentiments distingués, et cordiaux.

Jean Loize

Le destinataire Bouillane de Lacoste mourut avant d’avoir eu le temps de s’intéresser au document. Il s’agit d’un exemplaire du Reliquaire que des typographes annotèrent en tant que maquette préparatoire à une reprise de la publication par un nouvel éditeur, Léon Vanier succédant à Léon Genonceaux. Ce « spécimen Jean Loize » retourna à l’obscurité après l’année 1954, mais le baron belge Ludo van Bogaert, qui en devint l’acquéreur et qui décéda en 1989, en fit don à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, en l’accompagnant de cette lettre de Jean Loize à Bouillane de Lacoste que nous venons de citer. Seul Steve Murphy a consulté le spécimen Jean Loize pour son édition critique des Poésies parue en 1999, mais il s’est surtout intéressé aux annotations qui transformaient le texte imprimé de Paris se repeuple en une version inédite L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple. Plusieurs choses lui ont échappé, en particulier la mention abrégée et pâlie au crayon « cop Vne » en marge du texte retouché en Cœur volé du Cœur du pitre. Un fac-similé du remaniement du texte de Paris se repeuple aurait encore apporté d’autres éléments de réponse intéressants. Les annotations détaillées du spécimen Jean Loize montrent que Vanier possédait la fin de transcription d’une version sans titre de Comédie de la soif, mais surtout une copie fidèle jusqu’à la ponctuation des manuscrits de poèmes en vers de 1870 remis à Izambard (sinon ces manuscrits mêmes ?), des manuscrits enfin de L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple, de Poison perdu et d’une version en deux strophes du Cœur volé.
Jean Loize a pu croire naïvement à son époque à un Delahaye capable d’annoter en expert une édition des œuvres de Rimbaud. Il se demandait également si ce volume annoté n’était pas l’indice qu’il existait quelque part une édition sortie des presses d’Annonay qui fût antérieure à l’édition des Poésies complètes. Nullement devin, Jean Loize se réfèrait à l’inscription au crayon en bas de la table des matières de son livre : « Roger impr à Annonay ». Sur la page de titre, le nom et l’adresse de Genonceaux avaient été élégamment biffés au crayon au profit de la mention « Léon Vanier, éditeur » ajoutée dans la marge. Certes, le volume du Reliquaire de Léon Genonceaux de 1891 et le volume de Poésies complètes de Léon Vanier de 1895 sont deux ouvrages distincts. Ils n’opèrent pas la même sélection de poèmes et nous passons d’une préface de Darzens à une autre de Verlaine. Toutefois, conservée à la Bibliothèque Nationale de France, une reliure (qui peut être intégralement consultée sur le site Gallica) révèle les deux premiers jeux d’épreuves du livre Poésies complètes d’Arthur Rimbaud. L’imprimeur d’Evreux Charles Hérissey a daté les pages à l’aide d’un tampon. Des épreuves des poèmes et de la table des matières ont été tirées le 19 et le 20 juillet 1895. Une autre table des matières a été tirée le 27 juillet. Le premier jeu d’épreuves contient en outre, datées du 17 juillet, des pages de titres qui mentionnent la préface de Darzens et plusieurs pages avec le texte de la préface elle-même. Le second jeu d’épreuves reprend les tirages des 19 et 20 juillet, mais pas les tirages du 17 juillet. En effet, entre le 20 juillet et le 27 août, Vanier a finalement renoncé à publier la préface de Darzens. De nouvelles pages de titre ont été mises au point le 27 août et le 16 septembre. Dès le 27 août, il n’est plus question que d’une préface de Verlaine sur la page de titre. Cette nouvelle préface, promise encore à un fort remaniement au vu des annotations manuscrites, a été tirée le 29 août 1895. Malgré le scandale et les menaces de censure, Léon Vanier a songé à publier la préface de Darzens jusqu’au mois d’août 1895. Avait-il reçu l’autorisation de Darzens lui-même ? Il nous est impossible de répondre. Parallèlement, en 1892, Vanier avait publié la préface originale de Verlaine pour Les Illuminations de 1886, mais l’aval de Verlaine lui était acquis.
L’exemplaire annoté du Reliquaire conservé à Bruxelles a en réalité appartenu à l’éditeur Vanier qui s’en est servi pour préparer son propre projet. En ce qui concerne la préface de Darzens, les indications de typographes sur le « spécimen Jean Loize » coïncident avec les changements de page et certains retours à la ligne délicats du texte d’épreuve du 17 juillet 1895. Plus largement, les remaniements manuscrits du volume bruxellois sont passés dans l’édition de 1895 pour l’essentiel. Sur le volume annoté du Reliquaire, Vanier a supprimé au crayon rouge tous les poèmes en vers des Illuminations de 1886 en indiquant la pagination correspondante dans son édition personnelle du recueil en 1892 (par exemple, « page 24 » pour Mouvement, etc.). Il a supprimé également les vers qui provenaient d’Une saison en enfer. Mais il l’a fait en deux temps. Faim et « Le loup criait… » avaient d’abord échappé à son attention. Héritier du manuscrit inédit de Fêtes de la faim (le texte figure parmi les publications inédites de 1895), Vanier est revenu sur son oubli et a biffé le texte Faim au crayon bleu, bien qu’il l’eût déjà confié à un certain ouvrier nommé « Hamelin ». Il a biffé au crayon bleu également les trois faux de la revue Le Décadent, précisant au passage les noms des faussaires et la publication du faux Le Limaçon dans un volume dont il était lui-même l’éditeur (« publié dureste / Dans lepays dumufle / (Vanier édr) » [sic]). Dans la table des matières, deux croix à l’encre noire nous apprennent qu’il a eu aussi des doutes à l’endroit des Corbeaux et de Poison perdu. Or, la revue Le Décadent avait publié, dans le voisinage de plusieurs faux, une reprise du texte des Corbeaux tel qu’il était paru dans La Renaissance littéraire et artistique de 1872. Vanier est connu pour avoir suivi de près les publications du Décadent et l’histoire des faux.
Dans une lettre de décembre 1891 à Pierquin (ardennais proche un temps d’Arthur, puis plus tard de sa sœur Isabelle), Vanier avait déclaré que Poison perdu devait être d’Ernest Raynaud. Et non seulement ce titre est accompagné d’une même croix suspicieuse que Les Corbeaux sur la table des matières, mais il a été biffé au crayon bleu avec sa pagination. Cependant, Vanier s’est ravisé. La table des matières contient deux modifications de titres au crayon gris : Le Cœur du pitre devient Le Cœur volé et un article « le » a été ajouté au titre Poison perdu. Dans le corps de l’ouvrage, la transcription de Poison perdu n’a pas été biffée, mais remaniée par des variantes apportées à l’encre noire, sans adjonction de l’article « le » toutefois. La transcription du Cœur du pitre n’a été remaniée que pour les deux strophes publiées par Verlaine dans son article Pauvre Lélian en 1886, puis 1888. Mais, dans la marge, Vanier a précisé sa source en abrégé : « cop Vne ». Les remaniements de Poison perdu proviennent forcément d’un manuscrit. Or, la version du Reliquaire (qui allait être remaniée !) n’était autre que la version de Vittorio Pica dans La Cravache parisienne. Vittorio Pica avait précisé qu’il s’agissait d’une transcription de mémoire. Les conclusions sont dès lors sans appel. La version si célèbre de Pica n’est pas fiable et Breton a eu le tort de soutenir que jamais Rimbaud n’aurait pu passer du texte de Pica au texte publié par Vanier, puisque entre les deux publications, seul le texte de Vanier est authentique. En 1895, Vanier ne connaissait pas la version publiée par Mirbeau dans Le Gaulois en 1882. Pourtant, il biffe les leçons propres à la version établie par Pica, notamment pour les vers 8, 9 et 10 et il établit une série de variantes qui se rapprochent du texte de Mirbeau comme des trois manuscrits d’époque qui nous sont parvenus de Poison perdu. L’opposition est systématique des trois manuscrits et des versions établies à partir de manuscrits par Mirbeau et Vanier avec la version isolée si célèbre de Pica. Comme celui-ci l’avait avoué, le texte avait été reconstitué de mémoire et tout converge pour dire qu’il s’est fourvoyé dans la transcription des vers 8 à 10. Le choix du verbe « Brille » est erroné. La leçon authentique est « Luit » au vers 10. La leçon du vers 9 : « Seul au coin d’un rideau piquée » n’est pas fiable, en comparaison du modèle récurrent des autres versions : « Au bord d’un rideau bleu piquée ». Ceci donne une saveur appréciable aux remaniements du Reliquaire de Bruxelles. Cette fois, les corrections n’imposaient pas que des variantes. Involontairement, des leçons erronées furent répudiées à partir probablement d’une copie confiée par Verlaine. Répétons-le. Les trois manuscrits connus du poème ressemblent tous à quelques détails près aux versions publiées par Mirbeau dans Le Gaulois en 1882 et par Vanier en 1895. Notons qu’un volume des Poésies complètes de 1895 de la bibliothèqe Pierre Dauze a été vendu avec un manuscrit non identifié de Poison perdu en 1914. Portait-il un titre avec article, Le Poison perdu ? S’agissait-il d’une copie Verlaine ? La piste de ce manuscrit serait importante à ressaisir. Mais, il pourrait ne pas s’agir du manuscrit utilisé par Vanier, car nous croyons pouvoir déterminer les manuscrits utilisés par Mirbeau, puis Verlaine et Vanier.
Nous pensons qu’il convient de ne pas accorder une réelle importance à cette adjonction maladroite au titre Poison perdu d’un article « le » sur la table des matières du spécimen Jean Loize. Vanier a publié le titre du poème sans article par la suite (épreuves et publication des Poésies complètes). Une fois ce problème de détail écarté, l’établissement du texte et de la ponctuation (noter le point-virgule à la fin du vers 2) coïncident avec le manuscrit de Poison perdu de la vente Jean Hugues en 1998, lequel manuscrit faisait partie du dossier Darzens du Reliquaire, ce qui renforce le soupçon troublant d’une collaboration inconnue entre Vanier et Darzens dans la période 1892-1895. Lors de cette vente, l’expert Thierry Bodin a établi que le document était de la main de Ponchon. Or, à la fin de ses 39 ans (début 1884), Verlaine semble avoir recopié la même version Ponchon dans une lettre, ne prenant des libertés que pour la ponctuation. Un squelette de transmission Ponchon – Verlaine – Vanier semble devoir s’imposer. La seule corruption du texte de Vanier en 1895 vient d’une erreur de distraction. Au vers 5, il a oublié de biffer le « Et » de la version erronée de Pica pour y substituer la mention « Rien » qui figure sur les trois manuscrits connus. Il ne reviendra jamais sur cette erreur, ce qui laisse supposer qu’il n’a pas pu conserver un accès au manuscrit. Pour des raisons inconnues, ce manuscrit semble être passé des mains de Verlaine à celles de Darzens, Vanier s’étant peut-être limité à une consultation du document (sinon d’une copie). Quant à la version de Pica dans La Cravache parisienne, il s’agit dès lors nécessairement d’un souvenir bien déformé du manuscrit Ponchon, une authentique recomposition de mémoire.
A côté des transcriptions de Ponchon et Verlaine, un troisième manuscrit d’une main non identifiée nous est parvenu. Le vers 7 : « Ils n’ont laissé de trace aucune », cas à part des variations de ponctuation omises ici, est commun à la version publiée par Mirbeau. Le document a été publié par le journal Le Figaro en 1923. Nous pensons qu’il s’agit du manuscrit exploité directement par Mirbeau dans la revue Le Gaulois en 1882. Dans tous les cas, la raréfaction des variantes pour ce poème mineur (discrédit donc de la version Pica) est un nouveau facteur non négligeable pour plaider comme probable l’attribution à Rimbaud.

A suivre…