vendredi 20 mai 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (dernière partie)

Bibliographie :


BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.


      A la fin du premier chapitre de son traité, Banville a parlé des « règles matérielles et mécaniques de la versification » et cette expression a inspiré le titre de son chapitre suivant Règles mécaniques des vers. Ce caractère mécanique est confirmé par le répertoire des mètres qu’il propose. Les vers de plus de huit syllabes comportent « un repos qui se nomme césure ». La tradition fait loi pour l’alexandrin avec sa césure après la sixième syllabe. Nous savons encore que deux types de vers de dix syllabes existent et, si Banville ne songe pas à exclure leur mélange dans un poème, il les présente en tout cas séparément. Pour les vers de onze et treize syllabes, le grand parnassien ne peut guère parler de tradition : il se contente de constater l’existence d’un vers de onze syllabes césuré après la cinquième syllabe, sans préciser qu’il a repéré ce type de vers chez Ronsard, puis il définit un vers de treize syllabes césuré après la cinquième syllabe qu’il a probablement rencontré dans une chanson en vers libres de Scarron où apparaît pourtant en prime une ligne de quatorze syllabes fort problématique. Si Banville n’admet pas bien d’autres formes de césure, c’est tout simplement qu’il ne les a jamais rencontrées sous la plume d’un écrivain classique. Mais, sans parler des vers libres de Souvenir des Alpes de Musset ou d’une alternance, relevée par Philippe Martinon et Philippe Rocher, des deux décasyllabes dans le poème Le Puits du recueil Les Nuits persanes d’Armand Renaud, il importe de constater que la césure d’un vers est plus précisément celle de tous les vers de même longueur dans un même poème. La loi de la césure est une loi mécanique appliquée à tous les vers d’un même ordre dans un poème. A première vue, cette césure coïncide avec une séparation entre deux mots. Le problème, c’est qu’un vers est composé de plusieurs mots et a fortiori de plusieurs espaces blancs pour les séparer. Quant à associer l’idée de repos à la présence d’un signe de ponctuation, c’est oublier que certains vers n’en comportent aucun, que bien des vers de moins de neuf syllabes comportent des signes de ponctuation forte ailleurs qu’à la rime et que, parfois, le signe de ponctuation à l’intérieur d’un vers ne coïncide justement pas avec la césure. Tout ceci peut être montré clairement par la citation choisie justement par Banville pour illustrer l’alexandrin :

L’aurore apparaissait ; – quelle aurore ? Un abîme
D’éblouissement, vaste, – insondable, sublime ;
Une ardente lueur – de paix et de bonté.
C’était aux premiers temps – du globe ; et la clarté
Brillait sereine au front – du ciel inaccessible,
Etant tout ce que Dieu – peut avoir de visible ;
Tout s’illuminait, l’ombre – et le brouillard obscur ;
Des avalanches d’or – s’écroulaient dans l’azur ;
Le jour en flamme, au fond – de la terre ravie
Embrasait les lointains – splendides de la vie ;
Les horizons pleins d’ombre – et de rocs chevelus,
Et d’arbres effrayants – que l’homme ne voit plus,
Luisaient comme le songe – et comme le vertige,
Dans une profondeur – d’éclair et de prodige.

Banville cite les 14 premiers vers du Sacre de la Femme. On peut regretter même qu’il ne cite pas quelques vers supplémentaires, car il s’agit d’un chef-d’œuvre de versification hugolienne, et précisément il nous livre le début de cette fameuse Légende des siècles (première série de 1859) qui « doit être la Bible et l’Evangile de tout versificateur français. » D’emblée, nous constatons que les césures ne sont pas toujours ponctuées, que les signes de ponctuation à la césure divergent. Une étude gramamticale révèlera la diversité des configurations. Contentons-nous de remarques sommaires. La division en deux hémistiches ne correspond pas toujours au découpage grammatical. Pourquoi l’adjectif « vaste » est raccordé à « éblouissement » au lieu de se joindre à l’ensemble « insondable, sublime » ? Une remarque similaire vaut pour la mention « l’ombre » au vers 7.

D’éblouissement, / vaste, – insondable, sublime ; (vers 2)
Tout s’illuminait, / l’ombre – et le brouillard obscur ; (vers 7)

Pourquoi la césure du premier vers se situe-t-elle après un point-virgule, plutôt qu’après un point d’interrogation qui est un signe de ponctuation forte ? On peut même songer à découper le vers en trois parties.

L’aurore apparaissait ; / – quelle aurore ? / Un abîme (vers 1)
C’était aux premiers temps – du globe ; / et la clarté (vers 4)

Pourquoi ne pas proposer d’autres découpages ? Le vers 10 mérite-t-il la moindre pause ?

Brillait sereine / au front – du ciel inaccessible, (vers 5)
Le jour en flamme, / au fond – de la terre ravie (vers 9)
Les horizons / pleins d’ombre – et de rocs chevelus, (vers 11)
Embrasait / les lointains – splendides de la vie ; (vers 10)

En résumé, il serait délicat de définir la césure par rapport aux formes grammaticales. Le lecteur s’y retrouve parce qu’il connaît la tradition qui veut que l’alexandrin ait une césure après la sixième syllabe, parce qu’il constate aisément que la césure coïncide avec une séparation entre deux mots, et parce qu’il cerne une constante entre les vers. Le lecteur ne saurait relever de séparation constante entre deux mots après les troisième, quatrième ou cinquième syllabes. Le mot « éblouissement » occupe les cinq premières syllabes du vers 2, le mot « effrayants » les quatrième, cinquième et sixième syllabes du vers 12. Précisons seulement que le lecteur ne repère pas ses positions ordinales. Il perçoit simplement la régularité de la mesure comme quand il écoute une musique à trois ou quatre temps.
L’art de Victor Hugo consiste à jouer de cette tension entre l’indication plus ou moins discrète d’une constante métrique et les libertés rythmiques de la phrase. C’est le principe de « La Variété dans l’Unité » prôné par l’auteur du traité dès son Introduction. L’inconvénient, c’est que les poètes et les amateurs de problèmes de versification ont parlé du dix-huitième siècle (Le Laboureur) au dix-neuvième siècle (Hugo, Sainte-Beuve, Ténint, Banville, Verlaine) de « césure mobile » ou de « déplacement de la césure », sinon « d’enjambement libre ». Il s’agit malheureusement d’une terminologie confuse. Comme la césure est assimilée à un repos et à une coupe grammaticale, quand la ponctuation la plus forte est placée ailleurs dans le vers qu’entre les hémistiches, on parle de « déplacement de la césure » ou de « césure mobile ». Mais, ce déplacement se fait par rapport à une norme et cela revient à déclarer de manière contradictoire que la césure s’éloigne de la césure, ce qui a entraîné Wilhelm Ténint dans sa Prosodie de l’école moderne à distinguer la « césure mobile » de la « césure immobile ». Nous n’entrerons pas ici dans les autres problèmes qu’entraînent ces notions confuses de « césure mobile » ou de « déplacement de la césure », mais, dans la mesure où le vers est fait de phrases ou de segments de phrase avec des groupes de mots et des signes de ponctuation, le lecteur n’aura aucun mal à admettre que, pour le vers 4 du Sacre de la Femme, le charabia « déplacement de la césure » signifie que le repos réel du vers semble se situer après la huitième syllabe, ce qui crée l’impression de rejet du complément du nom « du globe », qui excède le cadre métrique autorisé :

C’était aux premiers temps – du globe ; et la clarté

L’expression « déplacement de la césure » se situe du côté du scandale. En réalité, la césure est discrètement marquée, mais elle entre en conflit avec une possibilité de pause plus marquée à l’intérieur du vers. Il serait plus prudent d’évoquer un décalage de la coupe grammaticale par rapport à la césure.
Une césure doit supposer une constante entre les vers. Elle doit aussi impliquer l’égalité des mesures par analogie avec les temps d’une musique, enseignement capital du livre Théorie du vers de B. de Cornulier. Un poème en alexandrins n’est pas monotone, mais il orchestre la rencontre entre l’unité métrique et la variété rythmique du discours. L’absence d’enjambements de mots dans une lecture normale des alexandrins de Victor Hugo prouve le respect de la césure par celui-ci, puisque cet évitement ne peut être que volontaire. Banville nous apprend dans son chapitre 2 une autre loi « relativement moderne », facile à vérifier, « qui veut que l’E muet ne puisse tomber à l’hémistiche ». Paradoxalement, dans les deux vers suivants, celui qui respecte la loi des hémistiches de six syllabes dans un alexandrin, c’est celui authentique de Racine, l’autre forme qui en dérive étant à proscrire :

Quel intérêt, quels soins – vous agitent, vous pressent ? (Racine, Esther, II, 7)
Quels soins vous agitent, – quel intérêt vous presse ?

Les enjambements étaient connus des poètes classiques et, au dix-huitième siècle, les réflexions sur le « déplacement de la césure » (Le Laboureur) portaient sur des vers de Corneille et Racine. Il faut distinguer ici la théorie et la pratique. Les traités et arts poétiques envisagent une concordance entre la grammaire et la mesure du vers qu’ils seraient bien incapables de mettre en lumière de manière empirique, car il s’agit d’une question beaucoup trop subtile. En revanche, ces ouvrages de versification dressaient des listes de configurations grammaticales à proscrire à la césure ou à la fin du vers. Et c’est sur ce plan-là que les choses ont évolué. Ainsi, Banville peut légitimement opposer la versification classique à la versification romantique. De nouvelles proscriptions étaient apparues à la fin du seizième siècle et les poètes romantiques sous l’impulsion d’André Chénier les ont fait tomber. Banville formule clairement cette opposition dans un traité polémique (romantiques contre classiques), à ceci près qu’il célèbre les libertés de Ronsard et du Bellay, sans se rendre compte que les poètes de la Pléiade furent justement pour partie les initiateurs des proscriptions dont Racine et Corneille tinrent compte. Les rejets d’épithètes se raréfient nettement dans la carrière de du Bellay. Banville sera plus avisé quand il cernera le rôle de censeur de Ronsard au plan des rimes. Ceci dit, il faut retenir comme capitale cette formule du début du traité : « Notre outil, c’est la versification du XVIe siècle, perfectionnée par les grands poètes du XIXe, versification dont toute la science se trouve réunie en un seul livre, La Légende des siècles de Victor Hugo ».
De quoi s’agit-il ? Nous l’avons dit précédemment. Grâce à André Chénier (Le Jeu de paume publié en 1791, Poésies publiées en 1819), Vigny a montré aux romantiques les effets qu’un poète pouvait tirer des rejets et contre-rejets dans un vers (Héléna, La Dryade et Dolorida). Lamartine, Deschamps et Hugo l’ont imité à partir des années 1824-1825. Puis, Hugo a voulu montrer qu’il était possible d’aller plus loin, mais en réservant certaines audaces aux seuls vers de théâtre. Nous étudierons dans un article distinct les détails de cette évolution historique de la versification française. Concentrons-nous plutôt sur le discours de Banville.
L’auteur du Petit traité de poésie française a décidé d’opposer Boileau, auteur d’un Art poétique qui vaut comme modèle idéologique du classicisme, aux grands génies que sont Racine, Corneille, Molière ou La Fontaine. Cette opposition est factice. Boileau était un maître de la versification et sa pratique se distinguait peu de celles de ses autres prestigieux contemporains. En revanche, le répertoire des mètres de l’Introduction qui fixait les règles mécaniques de la césure ou du « repos » dans le vers peuvent difficilement se concilier avec la critique sévère des trois vers de précepte de Boileau :

Ayez pour la cadence une oreille sévère.
Que toujours dans vos Vers le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

Sans aucune forme de précision ou commentaire, autrement dit sans aucune nuance, Boileau rejette l’avis mécanique de Boileau. Puis, de manière perfide, il va lui opposer des enjambements hardis de Racine, sans préciser encore une fois que la forme plus relâchée de la comédie Les Plaideurs qui est pratiquement une farce, genre bas, s’oppose à la versification plus stricte des tragédies du même auteur. Peut-être en partie inconscient du fait, Banville veut laisser croire que la versification romantique est un perfectionnement du vers, une manière d’assouplissement, alors qu’il s’agit d’une contestation des règles de noblesse et de prosodie châtiée de la poésie classique. Le vers romantique est tout simplement un vers plus familier, mais cette familiarité a ouvert des perspectives d’emploi intéressantes.
Tant que les poètes du XIXe ne font que retrouver la familiarité du vers du XVIe siècle, le sentiment de la mesure ne saurait être mis en péril. Tout bascule quand il est question de transgressions plus profondes. Il existe des configurations grammaticales qui ne permettent pas le constat spontané d’un repos marqué pour la césure. Les enjambements de mots ne sont que les cas les plus évidents à ce sujet. Mais, Banville va citer significativement un alexandrin de Racine, en le présentant comme « le vers type où sont contenues toutes les révoltes contre l’état de siège décrété par Boileau :

[…] Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
Racine, Les Plaideurs, Acte III, scène 3.

Selon B. de Cornulier, le vers a été probablement mal édité. L’édition originale comporte une certaine abondance de virgules pour marquer l’essoufflement du personnage qui, comme l’enjambement le mime, a besoin de « [re]prendre / Haleine ». Ce que vise Banville, c’est la scandaleuse césure sur le pronom « nous ». Les pronoms personnels sujets ou compléments sont solidaires du verbe qu’ils précèdent. On prononcera tout d’une haleine « on nous défend ». A l’évidence, cette césure mime les halètements du personnage et il est fort probable que l’ouvrier typographe ait omis une virgule expressive qui ne se justifiait pas au plan grammatical. Dans tous les cas, l’effet de sens montre bien qu’il s’agit de l’exception qui confirme la règle. Hugo sera le premier à s’inspirer de cette césure dans Cromwell en 1827 et Baudelaire et Banville l’acclimateront dans la poésie lyrique à partir des années 1850. Banville passera ensuite à l’enjambement de mots avec « pensivement » dans le poème La Reine Omphale publié la prermière fois en 1861. D’autres transgressions existent. Nous parlions plus haut de « l’e muet » qui ne peut tomber à l’hémistiche. Nous avons vu que pour découper un vers de Scribe en trois segments de trois syllabes, Banville avait placé une césure au milieu du mot « foules » et comment Verlaine s’était moqué de cette erreur dans la seconde des Ariettes oubliées et dans son Art poétique. Citons encore le chapitre V du traité de Banville qui évoque l’exemple des poètes latins :

[…] partout le sens suit son chemin, et le rhythme suit son chemin, chacun d’eux allant, courant, volant avec toute liberté, sans se croire obligés de se mêler et de se confondre et de régler leur pas l’un sur l’autre. […] rappelons, en un mot, que le premier vers de l’Enéide comme le premier vers de l’Iliade enjambent sur celui qui les suit, que dans Pindare on trouve plus d’une fois un mot coupé en deux à cheval sur deux vers, que, chez le lyrique latin, les mots et, qui et les pronoms possessifs sont mille fois placés à la fin d’un vers […]

Banville oublie de préciser que les versifications latine et grecque se fondent sur la distribution de voyelles brèves et longues, ce qui permet d’opposer à la grammaire un schéma abstrait des voyelles. Le vers français ne distingue pas les syllabes entre elles et il est, en revanche, obligé de se servir de la grammaire pour créer le sentiment d’une mesure. C’est à tort que Banville met sur un même plan les libertés relatives des poètes du XVIe et les libertés plus radicales des poètes latins. Et Rimbaud ne pouvait pas manquer de s’en rendre compte. L’autonomie du vers français purement syllabique n’est pas absolue par rapport à la syntaxe ou grammaire, elle n’est que relative ! Et pourtant, Banville va célébrer l’évolution historique qui s’est faite de Chénier à Hugo en dénonçant la « lâcheté » et la « servilité » humaines, jusqu’à recourir aux capitales d’imprimerie :

[…] le grand obstacle à la perfection de notre poésie, c’est l’amour de la servitude, c’est LA LÂCHETE HUMAINE.

Après de nouvelles considérations sur l’hiatus, Banville revient sur cet appel à la liberté. Jacques Bienvenu s’est intéressé avec raison à son assimilation à un héritage de la Révolution française : « Il fallait la Révolution pour balayer ce fumier tragique ». Le panégyrique se poursuit avec la figure de Victor Hugo, celui à qui « il était réservé » de trouver « la formule moderne ». Mais, étrangement, Banville regrette que son vers n’ait pas été « absolument libre ». Notons que le discours est plutôt contradictoire, car il est difficile d’imaginer les gradations dans un travail d’artiste qui permettraient de passer de contraintes nécessaires (liberté relative) à une liberté absolue. Banville eût été plus prudent s’il s’était contenté de préciser qu’il était encore possible de faire reculer les contraintes. Mais, quel sort réservait-il dès lors à la césure ? Devait-elle finir par disparaître complètement ? Telle est l’interrogation implicite que soulève le chapitre V du traité de Banville. Rimbaud a parfaitement compris les enjeux, mais aussi les limites du discours banvillien.
Deux points sont encore à observer. A la toute fin du chapitre V, Banville oppose les poncifs des coupes classiques aux poncifs des coupes romantiques, et on a pu voir que l’audacieux enjambement de mot « pensivement » est lui-même devenu un poncif pour des poètes tels que Mallarmé, Mendès, Verlaine, Rimbaud, Richepin, Régnier, etc. Verlaine, Mallarmé et Rimbaud ont inventé de nouvelles coupes autour de cette construction adverbiale, soit en choisissant des adverbes d’un nombre différent de syllabes : « lentement », « tricolorement », soit en recourant à un type de vers qui exclut l’allusion au trimètre (décasyllabes de Verlaine), soit en jouant sur la prononciation (« nonchalamment », « indolemment »). Les poètes vont inventer d’autres enjambements de mots et se permettre de nouvelles audaces que seuls comprendront ceux qui connaissent par le menu l’historique de telles provocations. Sans antécédent approchant, certaines de ces coupes auront des effets de sens évidents, ainsi quand Banville va faire enjamber la césure par son propre prénom « Théo-dore ». Toutefois, les vers de Rimbaud en 1872 posent un autre type de problème. Il est impossible de tous les ramener à une nouvelle gradation d’audace ou à un effet de sens évident. Les vers de Larme ou Jeune ménage défient d’emblée la reconnaissance métrique. Rimbaud applique ce refus de toute proscription grammaticale prôné par Banville, mais cette absolue liberté suppose l’éviction de la césure elle-même, à moins d’un relevé délicat de marqueurs troublants, de jeux de symétrie inattendus. Rimbaud a accompli la révolutipon appelée de ses vœux par Banville, endossant ainsi le rôle du génie qui a dépassé Hugo, mais notre poète ne pouvait manquer d’être bien conscient de ce que la prouesse ressemblait à de l’esbroufe, et ce serait le sous-estimer que de ne pas envisager l’humour polémique des vers rimbaldiens du printemps et de l’été 1872.
Car, il est un second point à observer. Pour Banville, « la Rime suffit pour garder au vers son rhythme et son harmonie. » Le point de vue est absurde en soi, puisque la rime et la mesure du vers sont deux phénomènes distincts qui peuvent s’étudier séparément. Mais, l’intérêt vient de ce que les derniers vers de Rimbaud ne respectent ni la démarcation des césures, ni la rime. Et c’est là que la relation polémique au traité de Banville prend tout son sens. Rimbaud ne s’est pas contenté de pratiquer des vers sans césure ou sans rime, ce qui est à la portée du premier venu, mais il a pratiqué de savants dosages pour flatter un espoir du lecteur. Les quatrains des derniers vers de Rimbaud laissant transparaître une référence lacunaire au schéma de rimes croisées ABAB dans la plupart des cas. L’auteur ne se permet qu’un seul vers faux dans Âge d’or ou Honte. Ainsi, Rimbaud n’a pas créé le modèle de vers nouveaux à imiter : il a illustré de manière polémique ce projet de liberté complète des vers dont parlait Banville. C’est pour cela qu’il est difficile de croire au consensus actuel qui veut que Rimbaud ait pratiqué cette nouvelle forme de versification jusqu’en avril 1873, qui veut que les hérésies de versification plus radicales des versions d’Alchimie du verbe soient un perfectionnement de sa méthode. Toutes les audaces nouvelles de Rimbaud apparaissent dans des copies datées de mai à août 1872, à l’exception des vers irréguliers des refrains de chanson de « Ô saisons… » et de la version d’Alchimie du verbe de Chanson de la plus haute Tour. Toutes ! Notre compréhension polémique du phénomène est difficilement compatible avec une extension dans le temps et nous pensons que, très tôt, Rimbaud a songé à contester un autre propos important du traité de Banville, l’impossibilité du poème en prose :

Peut-il y avoir des poëmes en prose ? Non, il ne peut pas y en avoir, malgré le Télémaque de Fénelon, les admirables Poëmes en prose de Charles Baudelaire et le Gaspard de la Nuit de Louis Bertrand ; car il est impossible d’imaginer une prose, si parfaite qu’elle soit, à laquelle on ne puisse, avec un effort surhumain, rien ajouter ou rien retrancher ; elle est donc toujours à faire,et par conséquent n’est jamais la chose faite […]

Mais ceci est une autre histoire.

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