vendredi 27 mai 2011

Quand le poème "Les Corbeaux" a-t-il été composé ? Par David Ducoffre


La datation des Corbeaux n’est pas négligeable lorsqu’il s’agit de se faire une idée de l’évolution de la poésie rimbaldienne. Cette pièce a été publiée le 14 septembre 1872 dans la revue La Renaissance littéraire et artistique. Il s’agit d’un poème en octosyllabes dont les rimes sont plutôt riches et qui ne pose pas de problème de lecture, du moins au premier degré (c.-à-d. au plan littéral). Pourtant, au cours du printemps et de l’été 1872, Rimbaud semblait avoir renoncé à la versification traditionnelle et il avait composé des poèmes dont il était désormais difficile d’appréhender les césures ou les rimes. Quelques hiatus ou vers faux apparaissaient, la mesure même des vers posait problème dans Bonne pensée du matin, et les strophes de Fêtes de la faim devenaient assez peu littéraires. La dernière provocation vint des refrains de chanson avec le poème « Ô saisons, ô châteaux ! » et la version de Chanson de la plus haute Tour incluse dans Une saison en enfer. En septembre 1872, l’œuvre Les Corbeaux a donc bien quelque chose d’anachronique. La reprise de l’expression « chers corbeaux délicieux » laisse pourtant deviner un rapprochement dans le temps avec La Rivière de Cassis. Tel est l’énigme à résoudre.
Le faible hermétisme du poème et sa versification régulière ont amené les anciens éditeurs de l’œuvre de Rimbaud à considérer qu’il s’agissait d’un texte de jeunesse qui devait avoir été composé durant l’hiver 70-71 et ils l’inscrivirent chronologiquement entre les lots de feuillets recopiés à Douai qui furent remis à Demeny en septembre-octobre 1870 et les lettres « du voyant » de mai 1871. Les « morts d’avant-hier » évoquent à l’évidence les morts tout récents de la guerre franco-prussienne. Ceci dit, nous avons fait remarquer dans un article paru en 2007 que les octosyllabes ne supposent pas de césures. Par conséquent, qu’un poème pratique les rejets entre les vers (comme dans Les Mains de Jeanne-Marie) ou pas, il est délicat de parler de la plus ou moins grande régularité de ses octosyllabes. Doit-on rappeler que les césures de Voyelles ou des Chercheuses de poux sont plus régulières que celles des Assis, d’Accroupissements, de Paris se repeuple, voire de Rêvé pour l’hiver ? Quant aux rimes des Corbeaux, elles sont régulières comme le sont celles de compositions tardives tels que Tête de faune ou Le Bateau ivre, comme le sont celles du poème Les Mains de Jeanne-Marie que Verlaine a scrupuleusement daté du mois de février 1872. En résumé, il est aberrant de considérer que ce poème témoigne d’une versification si sage qu’il doive être antérieur aux lettres « du voyant ». En nous penchant plus soigneusement sur la versification, il devient même vraisemblable qu’il s’agisse bien d’une composition plus tardive. Jacques Bienvenu a insisté sur l’augmentation des rimes avec consonne d’appui entre 1870 et 1871. Sur les 12 rimes de ce poème, 7 recourent à la consonne d’appui (« prairie » :: « défleurie », « abattus » :: « tus », « cieux » :: « délicieux », « sévères » :: « calvaires », « nids » :: « jaunis », « chêne » :: « enchaîne », « charmé » :: « mai »). L’absence de consonne d’appui ne concerne que le troisième sizain (« France » :: « repense », « avant-hier » :: « hiver », « devoir » :: « noir ») et les dernières rimes du second et du quatrième (« trous » :: « ralliez-vous », « fuir » :: « avenir »). Toutefois, les assonances internes compensent quelque peu cette absence dans l’avant-dernier sizain : « champs de France », « avant-hier », « chaque passant repense » ou « avant-hier », « hiver » (voire « dorment des morts »). Seule la rime « trous » :: « vous » ne se fonde que sur le seul écho d une voyelle finale.
Surtout, ce poème est en sizains de type ABBACC, type de strophe que, d’après nos recherches, Banville n’a jamais employé. Dans le chapitre VIII de son Petit traité de poésie française, le poète parnassien commente la construction des strophes. Il critique alors les fausses apparences de la présentation typographique. Les Ïambes d’André Chénier proposent une alternance continue d’alexandrins et d’octosyllabes, mais il s’agit en réalité d’une suite de quatrains à rimes croisées ABAB. Banville critique quelques autres exemples, mais il revient sur la question en dénonçant les tercets du poème Aux feuillantines des Contemplations de Victor Hugo (livre cinquième En marche, X). En effet, la dernière rime du premier tercet rime avec la dernière du second, et les tercets riment ainsi de suite deux par deux. Ce ne sont pas de vrais tercets et il s’agit simplement d’un poème en sizains de la forme AABCCB. Pourtant, le procédé n’est pas propre à Hugo et Verlaine l’a exploité dans le mince recueil des Fêtes galantes : Pantomime, Fantoches et Les Indolents se composent de sizains AABCCB, bien que la mise en page nous présente des tercets. Seul le poème hétérométrique Colombine est présenté sous forme de sizains AABCCB, le vers plus court de rime B permettant toutefois de distinguer les deux parties du sizain, les deux modules de la strophe pour reprendre la terminologie de B. de Cornulier. Or, Rimbaud s’est épris du recueil Fêtes galantes en août 1870 et il s’en est visiblement inspiré pour la mise en page des Effarés un mois plus tard. Steve Murphy a relevé que la présence du mot « tremblotte » à la rime rend discrètement hommage au recueil Fêtes galantes, puisque le verbe « tremblot(t)e » est à la rime du premier vers du poème En bateau aux provocants tercets monorimes (AAA BBB CCC…). Ainsi, en lisant la critique par Banville des faux tercets du poème Aux feuillantines, Rimbaud a-t-il pu se sentir à nouveau jugé.

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,

A genoux, cinq petits, – misère ! –
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond…

Ce ne serait pas une mauvaise explication pour la présentation du poème Les Effarés dans Les Poètes maudits, où les vers sont ramassés sous la forme de sizains et non plus de tercets. Verlaine aurait récupéré une copie parisienne tardive du poème. Toutefois, la raillerie pour les strophes était elle aussi dans l’air du temps, comme l’illustre précisément le recueil Fêtes galantes en fait de tercets. Justement, les rimes d’une strophe répondent en principe à une certaine loi. C’est la dernière rime de la première partie qui doit rimer avec la dernière rime de l’autre partie de la strophe. A l’exemple de deux vers qui riment par la fin, deux parties d’une strophe doivent rimer par leurs fins communes. Depuis Sainte-Beuve et Musset, la loi n’est plus tant respectée. Dans le poème Cythère des Fêtes galantes, Verlaine présente deux sizains sous forme de tercets, mais il les oppose symétriquement, l’un est rimé en AAB CCB, l’autre en ABB ACC. Si nous n’étudions que la structure des rimes formant la strophe, nous avons donc le retournement du modèle **A **A en sa forme inversée A** A** (présentation abrégée efficace inventée par B. de Cornulier). Il est évidemment moins facile d’identifier spontanément une strophe sur ce mode inversé. On peut songer à un quatrain à rimes embrassées suivi d’un distique de rimes plates (ABBA puis CC). C’est ce que les analyses du XXe siècle ont souvent proposé sans autre forme de réflexion, et l’origine de ce sizain inversé chez Sainte-Beuve pourrait bien se ressentir de l’influence du sonnet anglais qui est formé de trois quatrains plus un distique. Banville admet la distribution à peu près libre des rimes dans les sizains des Stances à la Malibran de Musset, mais l’étude du sonnet dans son traité montre que la relation des tercets du sonnet à la forme sizain lui échappe, sans doute dans la mesure où le sonnet français classique décale la structure pure AAB CCB en structure pourtant peu dérangeante AAB CBC. Or, Banville ne peut ignorer les libertés dans la distribution des rimes des sonnets de Sainte-Beuve, du tout jeune Gautier, de Musset et de Baudelaire, ainsi que les audaces plus récentes de Mendès, Mérat, Valade, Verlaine et d’autres. La structure inversée du sizain ABB ACC apparaît ainsi dans de nombreux sonnets. C’est d’ailleurs le cas dans les sonnets suivants de Rimbaud : Le Mal, Rages de Césars, Paris et Les Douaniers. Le procédé était peut-être associé à une intention satirique, vu la teneur des quatre sonnets en question et étant donné le recours à un sizain de rimes plates dans Le Châtiment de Tartufe. Je ne me rappelle plus avoir vérifié pour les sonnets de Banville, mais j’ai passé en revue tous les sizains du maître parnassien et je n’ai pas trouvé de poème en sizains ABBACC. B. de Cornulier s’est étonné de la présence de cette forme dans Les Corbeaux et il considère que le débat est légitime : a-t-on affaire à un quatrain suivi d’un distique ou à un sizain retourné ? Précisons tout de même un fait étonnant. J’ai parlé plus haut de mon sentiment selon lequel le sizain inversé ABBACC dans les sonnets trahissait l’influence des traductions anglaises de Sainte-Beuve. Il devient intéressant de noter que c’est sous la forme d’un poème en sizains retournés ABBACC que Musset a osé sa célèbre réponse à Sainte-Beuve :

Ami, tu l’as bien dit : en nous, tant que nous sommes,
Il existe souvent une certaine fleur
Qui s’en va dans la vie et s’effeuille du cœur.
« Il existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poète mort jeune à qui l’homme survit. »
Tu l’as bien dit, ami, mais tu l’as trop bien dit.

Pour remercier Musset d’avoir cerné des vers dans son article en prose et d’avoir réveillé le poète endormi en lui, Sainte-Beuve a produit une réponse en quatrains. Les deux poèmes se retrouvent tant dans les œuvres complètes de Musset que dans les œuvres complètes de Sainte-Beuve. La formule du « poète mort jeune » a connu un large succès jusqu’aux compères du Chat noir, mais, entre-temps, elle a alimenté une rubrique particulière de la revue La Renaissance littéraire et artistique. Dans nombre de livraisons, Valade épluche les publications de vers de jeunesse de poètes ratés ou de notoriétés qui s’en sont détournés pour la politique, le roman, etc. C’est bien sûr à cette rubrique que songeait Verlaine quand il disait perfidement de Rimbaud qu’il fut un poète mort jeune. Il n’avait pas écrit de vers au-delà de 1872… et il n’était plus poète ! A l’évidence, les éléments historiques que nous venons de rappeler prêtent une profondeur insoupçonnée à la forme sizain du poème satirique Les Corbeaux. Mais, encore une fois, le poème semble bien dater de l’année 1872, puisque Rimbaud semble l’avoir composé après la lecture des derniers chapitres du Petit traité de poésie française de Banville dont Jacques Bienvenu a établi la parution à la fin de l’année 1871. Qui plus est, il est tentant de songer à des échanges entre Valade et Rimbaud au sujet du sizain de Musset. La convergence est réelle, puisque Les Corbeaux va être publié dans la revue même où paraît la rubrique sarcastique des Poètes morts jeunes.
Ecrit en 1872, le poème Les Corbeaux peut dès lors impliquer une allusion à la Commune, ce que nous étudierons prochainement. Ce qui nous intéresse ici, c’est la question de la datation. Ce que nous venons de montrer, c’est que la pièce Les Corbeaux donne tous les gages d’un texte en vers réguliers, mais plutôt de l’époque parisienne de Rimbaud. En bonne logique, on peut penser qu’il s’agit d’une de ses dernières compositions en vers première manière, contemporaine de Voyelles, des Mains de Jeanne-Marie ou des dix vers en supplément dans L’Homme juste. Dans un tel cas de figure, le célèbre rapprochement de la mention récurrente « chers corbeaux délicieux » entre Les Corbeaux et La Rivière de Cassis n’a plus rien d’étonnant. Le poème La Rivière de Cassis est daté du mois de mai 1872. Il peut très bien reprendre une formule d’un poème en vers première manière encore récent. Les Corbeaux peut dater de janvier, février ou mars, peu importe. Mais, ce n’est pas l’avis de Steve Murphy qui est décidé à croire que le poème a été composé après La Rivière de Cassis. Yves Reboul recense cette possibilité dans son ouvrage Rimbaud dans son temps, visiblement impressionné par l’hypothèse (p.86). La thèse de S. Murphy, c’est que des vers seconde manière n’auraient pas pu être publiés dans la revue d’Emile Blémont. Notre poète aurait donc dû réécrire La Rivière de Cassis sous une forme versifiée acceptable. Mais, est-ce soutenable ?
Passons sur le fait que les poèmes La Rivière de Cassis et Les Corbeaux sont suffisamment distincts que pour exclure l’idée que l’un soit une variante de l’autre. Admettons, à tout le moins, qu’une publication des vers seconde manière ne devait pas être possible sans longs débats avec la direction de la revue. Oublions que les participations de Verlaine et Rimbaud à la revue n’eurent justement aucune suite. Néanmoins, pour placer un poème en vers première manière dans une revue, il restait loisible de sortir de l’ombre un des nombreux poèmes que nous admirons tous aujourd’hui. Il est vrai que plusieurs sont obscènes, tendancieux, voire clairement communards. Même Voyelles ou Tête de faune auraient fortement déconcerté le lecteur. Prétextera-t-on aussi que Le Bateau ivre aurait été trop long dans une quelconque livraison ? Cela est fort douteux. Seule la jalousie aurait pu motiver le refus sérieux de publier des poèmes saisissants tels que Voyelles ou Le Bateau ivre dont les visées communardes étaient peu transparentes. L’histoire l’a montré : Les Effarés était publiable. Et d’ailleurs, à supposer que la revue ait boudé son plaisir pour des œuvres aussi splendides et rafraîchissantes que Larme, La Rivière de Cassis ou Bannières de mai, il est difficile de croire que, malgré quelques défauts à la rime, Chanson de la plus haute Tour et L’Eternité n’auraient pas pu être publiés. C’est une pétition de principe que de supposer qu’il fut nécessaire pour Rimbaud de composer un poème régulier afin d’être admis dans la presse.
Dans tous les cas, le contexte ne favorise pas une telle hypothèse et nous ne comprenons pas pourquoi Christophe Bataillé croit pouvoir étudier les titres des divers poèmes de la livraison du 14 septembre 1872, puisqu’ils furent réunis là, bien évidemment, sans aucune concertation avec les auteurs. Rimbaud ne pouvait pas savoir que son poème allait côtoyer tel autre, à moins d’être à Paris au moment de la préparation de la maquette de la revue. Rappelons les faits. Le 14 septembre 1872, il n’y a pas une semaine que Rimbaud est arrivé en Angleterre avec son compagnon Verlaine qui va se plaindre longtemps encore dans sa correspondance avec Blémont de ne justement plus recevoir ses exemplaires de la revue (sans jamais parler qui plus est de son désir de lire l’œuvre de son ami). Auparavant, Rimbaud et Verlaine ont passé deux mois en Belgique, ils ont quitté Paris sans crier gare le 7 juillet. Leur séjour en Belgique a consisté à fréquenter les milieux communards dans un premier temps (environ du 10 au 22 juillet). Par son titre vraisemblable Juillet, le poème dont l’incipit est « Plates-bandes d’amaranthes… » témoigne de l’esprit des deux poètes célébrant leur nouvelle vie. Cela s’est poursuivi par l’ultime rencontre mouvementée entre les époux Verlaine. Vingt jours durant, les deux poètes ont ensuite erré entre Charleroi et Bruxelles, en perpétuel état d’ébriété, ce qu’illustrent les poèmes Walcourt et Charleroi dans les Romances sans paroles. De retour à Bruxelles pour un mois, ils ont encore visité Liège et Malines. Comment en ce cas prendre au sérieux l’hypothèse d’une composition exprès pour la revue de Blémont ? Nous savons qu’au mois de juin Rimbaud éprouve de la rancœur et demande à Delahaye de « chier » sur La Renaissance littéraire et artistique. Il est clair qu’il est vexé de ne pas être publié et, si tel est le cas, c’est qu’il a déjà proposé quelque chose, donc que la direction de la revue a sans doute un ou quelques manuscrits en sa possession : Les Corbeaux et Voyelles apparemment.
Il est plus vraisemblable que Rimbaud ait communiqué des manuscrits du temps qu’il était à Paris. Pourquoi le ferait-il après s’être enfui (véritablement enfui) en Belgique avec Verlaine ? Quel intérêt ? Quelle logique dès lors à sa fuite qu’il envisage bien différemment de Verlaine ? Pourquoi un projet polémique de vers seconde manière, s’il cède à la nécessité de composer en vers réguliers à des fins de publication ? La thèse de Murphy ne résiste pas aux problèmes de contexte. Elle relativise sans convaincre la portée provocatrice de la nouvelle expérience en vers d’Arthur. Pour quel gain ? Serait-ce pour seulement montrer que Les Corbeaux peut être postérieur à La Rivière de Cassis ? Voilà qui est incompréhensible, à moins qu’il ne s’agisse d’une obsession éditoriale : la publication en revue impose une date dans la distribution des œuvres de Rimbaud et il serait bon que le poème ait été composé au plus près de sa parution pour ne pas rendre compliquée toute édition chronologique des Poésies. Néanmoins, même si dans l’absolu un retour à la première manière n’est pas impossible, l’hypothèse se heurte ici à un problème de contexte que seule l’imagination surmonte. Vu le nombre de poèmes seconde manière datés du mois de mai, il faudrait croire que Rimbaud a composé ce poème en juin, au moment même où il critique la revue auprès de Delahaye, au moment où il envisage de s’exiler. L’hypothèse est peu sérieuse et n’est appelée par aucune nécessité. En outre, ce que nous savons du caractère entier de Rimbaud ne permet guère de songer à une concession. La vraisemblance impose l’idée d’une composition des premiers moments hivernaux de l’année 1872, saison d’hiver qui ne saurait avoir été innocemment actualisée par le poème et qui jure dans une publication de fin d’été, un 14 septembre 1872 ! La rencontre dans le poème entre « l’hiver » et les « fauvettes de mai » coïncident avec une très plausible datation en mars ou avril : transition entre l’hiver et le printemps, imminence des débuts de la revue. Rimbaud a posé pour le Coin de table de Fantin-Latour avec tous les futurs dirigeants de La Renaissance littéraire et artistique en janvier 1872. Il les fréquentait et était leur ami du temps qu’ils préparaient leur projet de revue, et cela avant que l’incident Carjat ne nuise à la réputation du carolopolitain, avant même que celui-ci n’accepte d’être éloigné un temps de Paris pour laisser une chance à Verlaine de sauver son ménage. Pourquoi dès lors s’obséder à croire Les Corbeaux du mois d’août à Bruxelles, plutôt que des mois de janvier, février ou mars à Paris ? C’est ce qu’il nous est impossible de comprendre. Nous ne sacrifierons pas ici le sentiment naturel à une théorie alambiquée et artificielle qui ne s’appuie sur rien de tangible.
Un dernier argument de Murphy est censé toutefois donner l’illusion que le poème Les Corbeaux est postérieur à La Rivière de Cassis : ce serait une réponse parodique au recueil L’Année terrible de Victor Hugo, paru en avril 1872 (Valade en fera la recension dans une des premières livraisons de La Renaissance). Mais le recueil de Victor Hugo est cette fois-ci entièrement composé d’alexandrins, aucune allusion au recueil L’Année terrible ne s’impose et nous donnerons dans une prochaine étude sur Les Corbeaux un intertexte essentiel qui révèle que la cible est un tout autre poète d’actualité qui ne devrait pas surprendre : François Coppée.

Bibliographie :

Christophe Bataillé, « Rimbaud et La Renaissance : quelques hypothèses linguistiques et biographiques », Parade sauvage, N° 20, 2004, p.83-92 ; « Les Corbeaux, chef-d’œuvre anticlérical », Parade sauvage, colloque N°5, p.170-182.
Jacques Bienvenu, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de rimes », Parade sauvage, colloque N°5, p.247-272.
David Ducoffre, « L’énigme des ‘corbeaux délicieux’ », Rimbaud vivant n°46, 2007, p.109-128.
Steve Murphy, Rimbaud et la Commune, « Le goût de la charogne : Les Corbeaux », classiques Garnier, 2010, p.771-841.

vendredi 20 mai 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (dernière partie)

Bibliographie :


BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.


      A la fin du premier chapitre de son traité, Banville a parlé des « règles matérielles et mécaniques de la versification » et cette expression a inspiré le titre de son chapitre suivant Règles mécaniques des vers. Ce caractère mécanique est confirmé par le répertoire des mètres qu’il propose. Les vers de plus de huit syllabes comportent « un repos qui se nomme césure ». La tradition fait loi pour l’alexandrin avec sa césure après la sixième syllabe. Nous savons encore que deux types de vers de dix syllabes existent et, si Banville ne songe pas à exclure leur mélange dans un poème, il les présente en tout cas séparément. Pour les vers de onze et treize syllabes, le grand parnassien ne peut guère parler de tradition : il se contente de constater l’existence d’un vers de onze syllabes césuré après la cinquième syllabe, sans préciser qu’il a repéré ce type de vers chez Ronsard, puis il définit un vers de treize syllabes césuré après la cinquième syllabe qu’il a probablement rencontré dans une chanson en vers libres de Scarron où apparaît pourtant en prime une ligne de quatorze syllabes fort problématique. Si Banville n’admet pas bien d’autres formes de césure, c’est tout simplement qu’il ne les a jamais rencontrées sous la plume d’un écrivain classique. Mais, sans parler des vers libres de Souvenir des Alpes de Musset ou d’une alternance, relevée par Philippe Martinon et Philippe Rocher, des deux décasyllabes dans le poème Le Puits du recueil Les Nuits persanes d’Armand Renaud, il importe de constater que la césure d’un vers est plus précisément celle de tous les vers de même longueur dans un même poème. La loi de la césure est une loi mécanique appliquée à tous les vers d’un même ordre dans un poème. A première vue, cette césure coïncide avec une séparation entre deux mots. Le problème, c’est qu’un vers est composé de plusieurs mots et a fortiori de plusieurs espaces blancs pour les séparer. Quant à associer l’idée de repos à la présence d’un signe de ponctuation, c’est oublier que certains vers n’en comportent aucun, que bien des vers de moins de neuf syllabes comportent des signes de ponctuation forte ailleurs qu’à la rime et que, parfois, le signe de ponctuation à l’intérieur d’un vers ne coïncide justement pas avec la césure. Tout ceci peut être montré clairement par la citation choisie justement par Banville pour illustrer l’alexandrin :

L’aurore apparaissait ; – quelle aurore ? Un abîme
D’éblouissement, vaste, – insondable, sublime ;
Une ardente lueur – de paix et de bonté.
C’était aux premiers temps – du globe ; et la clarté
Brillait sereine au front – du ciel inaccessible,
Etant tout ce que Dieu – peut avoir de visible ;
Tout s’illuminait, l’ombre – et le brouillard obscur ;
Des avalanches d’or – s’écroulaient dans l’azur ;
Le jour en flamme, au fond – de la terre ravie
Embrasait les lointains – splendides de la vie ;
Les horizons pleins d’ombre – et de rocs chevelus,
Et d’arbres effrayants – que l’homme ne voit plus,
Luisaient comme le songe – et comme le vertige,
Dans une profondeur – d’éclair et de prodige.

Banville cite les 14 premiers vers du Sacre de la Femme. On peut regretter même qu’il ne cite pas quelques vers supplémentaires, car il s’agit d’un chef-d’œuvre de versification hugolienne, et précisément il nous livre le début de cette fameuse Légende des siècles (première série de 1859) qui « doit être la Bible et l’Evangile de tout versificateur français. » D’emblée, nous constatons que les césures ne sont pas toujours ponctuées, que les signes de ponctuation à la césure divergent. Une étude gramamticale révèlera la diversité des configurations. Contentons-nous de remarques sommaires. La division en deux hémistiches ne correspond pas toujours au découpage grammatical. Pourquoi l’adjectif « vaste » est raccordé à « éblouissement » au lieu de se joindre à l’ensemble « insondable, sublime » ? Une remarque similaire vaut pour la mention « l’ombre » au vers 7.

D’éblouissement, / vaste, – insondable, sublime ; (vers 2)
Tout s’illuminait, / l’ombre – et le brouillard obscur ; (vers 7)

Pourquoi la césure du premier vers se situe-t-elle après un point-virgule, plutôt qu’après un point d’interrogation qui est un signe de ponctuation forte ? On peut même songer à découper le vers en trois parties.

L’aurore apparaissait ; / – quelle aurore ? / Un abîme (vers 1)
C’était aux premiers temps – du globe ; / et la clarté (vers 4)

Pourquoi ne pas proposer d’autres découpages ? Le vers 10 mérite-t-il la moindre pause ?

Brillait sereine / au front – du ciel inaccessible, (vers 5)
Le jour en flamme, / au fond – de la terre ravie (vers 9)
Les horizons / pleins d’ombre – et de rocs chevelus, (vers 11)
Embrasait / les lointains – splendides de la vie ; (vers 10)

En résumé, il serait délicat de définir la césure par rapport aux formes grammaticales. Le lecteur s’y retrouve parce qu’il connaît la tradition qui veut que l’alexandrin ait une césure après la sixième syllabe, parce qu’il constate aisément que la césure coïncide avec une séparation entre deux mots, et parce qu’il cerne une constante entre les vers. Le lecteur ne saurait relever de séparation constante entre deux mots après les troisième, quatrième ou cinquième syllabes. Le mot « éblouissement » occupe les cinq premières syllabes du vers 2, le mot « effrayants » les quatrième, cinquième et sixième syllabes du vers 12. Précisons seulement que le lecteur ne repère pas ses positions ordinales. Il perçoit simplement la régularité de la mesure comme quand il écoute une musique à trois ou quatre temps.
L’art de Victor Hugo consiste à jouer de cette tension entre l’indication plus ou moins discrète d’une constante métrique et les libertés rythmiques de la phrase. C’est le principe de « La Variété dans l’Unité » prôné par l’auteur du traité dès son Introduction. L’inconvénient, c’est que les poètes et les amateurs de problèmes de versification ont parlé du dix-huitième siècle (Le Laboureur) au dix-neuvième siècle (Hugo, Sainte-Beuve, Ténint, Banville, Verlaine) de « césure mobile » ou de « déplacement de la césure », sinon « d’enjambement libre ». Il s’agit malheureusement d’une terminologie confuse. Comme la césure est assimilée à un repos et à une coupe grammaticale, quand la ponctuation la plus forte est placée ailleurs dans le vers qu’entre les hémistiches, on parle de « déplacement de la césure » ou de « césure mobile ». Mais, ce déplacement se fait par rapport à une norme et cela revient à déclarer de manière contradictoire que la césure s’éloigne de la césure, ce qui a entraîné Wilhelm Ténint dans sa Prosodie de l’école moderne à distinguer la « césure mobile » de la « césure immobile ». Nous n’entrerons pas ici dans les autres problèmes qu’entraînent ces notions confuses de « césure mobile » ou de « déplacement de la césure », mais, dans la mesure où le vers est fait de phrases ou de segments de phrase avec des groupes de mots et des signes de ponctuation, le lecteur n’aura aucun mal à admettre que, pour le vers 4 du Sacre de la Femme, le charabia « déplacement de la césure » signifie que le repos réel du vers semble se situer après la huitième syllabe, ce qui crée l’impression de rejet du complément du nom « du globe », qui excède le cadre métrique autorisé :

C’était aux premiers temps – du globe ; et la clarté

L’expression « déplacement de la césure » se situe du côté du scandale. En réalité, la césure est discrètement marquée, mais elle entre en conflit avec une possibilité de pause plus marquée à l’intérieur du vers. Il serait plus prudent d’évoquer un décalage de la coupe grammaticale par rapport à la césure.
Une césure doit supposer une constante entre les vers. Elle doit aussi impliquer l’égalité des mesures par analogie avec les temps d’une musique, enseignement capital du livre Théorie du vers de B. de Cornulier. Un poème en alexandrins n’est pas monotone, mais il orchestre la rencontre entre l’unité métrique et la variété rythmique du discours. L’absence d’enjambements de mots dans une lecture normale des alexandrins de Victor Hugo prouve le respect de la césure par celui-ci, puisque cet évitement ne peut être que volontaire. Banville nous apprend dans son chapitre 2 une autre loi « relativement moderne », facile à vérifier, « qui veut que l’E muet ne puisse tomber à l’hémistiche ». Paradoxalement, dans les deux vers suivants, celui qui respecte la loi des hémistiches de six syllabes dans un alexandrin, c’est celui authentique de Racine, l’autre forme qui en dérive étant à proscrire :

Quel intérêt, quels soins – vous agitent, vous pressent ? (Racine, Esther, II, 7)
Quels soins vous agitent, – quel intérêt vous presse ?

Les enjambements étaient connus des poètes classiques et, au dix-huitième siècle, les réflexions sur le « déplacement de la césure » (Le Laboureur) portaient sur des vers de Corneille et Racine. Il faut distinguer ici la théorie et la pratique. Les traités et arts poétiques envisagent une concordance entre la grammaire et la mesure du vers qu’ils seraient bien incapables de mettre en lumière de manière empirique, car il s’agit d’une question beaucoup trop subtile. En revanche, ces ouvrages de versification dressaient des listes de configurations grammaticales à proscrire à la césure ou à la fin du vers. Et c’est sur ce plan-là que les choses ont évolué. Ainsi, Banville peut légitimement opposer la versification classique à la versification romantique. De nouvelles proscriptions étaient apparues à la fin du seizième siècle et les poètes romantiques sous l’impulsion d’André Chénier les ont fait tomber. Banville formule clairement cette opposition dans un traité polémique (romantiques contre classiques), à ceci près qu’il célèbre les libertés de Ronsard et du Bellay, sans se rendre compte que les poètes de la Pléiade furent justement pour partie les initiateurs des proscriptions dont Racine et Corneille tinrent compte. Les rejets d’épithètes se raréfient nettement dans la carrière de du Bellay. Banville sera plus avisé quand il cernera le rôle de censeur de Ronsard au plan des rimes. Ceci dit, il faut retenir comme capitale cette formule du début du traité : « Notre outil, c’est la versification du XVIe siècle, perfectionnée par les grands poètes du XIXe, versification dont toute la science se trouve réunie en un seul livre, La Légende des siècles de Victor Hugo ».
De quoi s’agit-il ? Nous l’avons dit précédemment. Grâce à André Chénier (Le Jeu de paume publié en 1791, Poésies publiées en 1819), Vigny a montré aux romantiques les effets qu’un poète pouvait tirer des rejets et contre-rejets dans un vers (Héléna, La Dryade et Dolorida). Lamartine, Deschamps et Hugo l’ont imité à partir des années 1824-1825. Puis, Hugo a voulu montrer qu’il était possible d’aller plus loin, mais en réservant certaines audaces aux seuls vers de théâtre. Nous étudierons dans un article distinct les détails de cette évolution historique de la versification française. Concentrons-nous plutôt sur le discours de Banville.
L’auteur du Petit traité de poésie française a décidé d’opposer Boileau, auteur d’un Art poétique qui vaut comme modèle idéologique du classicisme, aux grands génies que sont Racine, Corneille, Molière ou La Fontaine. Cette opposition est factice. Boileau était un maître de la versification et sa pratique se distinguait peu de celles de ses autres prestigieux contemporains. En revanche, le répertoire des mètres de l’Introduction qui fixait les règles mécaniques de la césure ou du « repos » dans le vers peuvent difficilement se concilier avec la critique sévère des trois vers de précepte de Boileau :

Ayez pour la cadence une oreille sévère.
Que toujours dans vos Vers le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

Sans aucune forme de précision ou commentaire, autrement dit sans aucune nuance, Boileau rejette l’avis mécanique de Boileau. Puis, de manière perfide, il va lui opposer des enjambements hardis de Racine, sans préciser encore une fois que la forme plus relâchée de la comédie Les Plaideurs qui est pratiquement une farce, genre bas, s’oppose à la versification plus stricte des tragédies du même auteur. Peut-être en partie inconscient du fait, Banville veut laisser croire que la versification romantique est un perfectionnement du vers, une manière d’assouplissement, alors qu’il s’agit d’une contestation des règles de noblesse et de prosodie châtiée de la poésie classique. Le vers romantique est tout simplement un vers plus familier, mais cette familiarité a ouvert des perspectives d’emploi intéressantes.
Tant que les poètes du XIXe ne font que retrouver la familiarité du vers du XVIe siècle, le sentiment de la mesure ne saurait être mis en péril. Tout bascule quand il est question de transgressions plus profondes. Il existe des configurations grammaticales qui ne permettent pas le constat spontané d’un repos marqué pour la césure. Les enjambements de mots ne sont que les cas les plus évidents à ce sujet. Mais, Banville va citer significativement un alexandrin de Racine, en le présentant comme « le vers type où sont contenues toutes les révoltes contre l’état de siège décrété par Boileau :

[…] Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
Racine, Les Plaideurs, Acte III, scène 3.

Selon B. de Cornulier, le vers a été probablement mal édité. L’édition originale comporte une certaine abondance de virgules pour marquer l’essoufflement du personnage qui, comme l’enjambement le mime, a besoin de « [re]prendre / Haleine ». Ce que vise Banville, c’est la scandaleuse césure sur le pronom « nous ». Les pronoms personnels sujets ou compléments sont solidaires du verbe qu’ils précèdent. On prononcera tout d’une haleine « on nous défend ». A l’évidence, cette césure mime les halètements du personnage et il est fort probable que l’ouvrier typographe ait omis une virgule expressive qui ne se justifiait pas au plan grammatical. Dans tous les cas, l’effet de sens montre bien qu’il s’agit de l’exception qui confirme la règle. Hugo sera le premier à s’inspirer de cette césure dans Cromwell en 1827 et Baudelaire et Banville l’acclimateront dans la poésie lyrique à partir des années 1850. Banville passera ensuite à l’enjambement de mots avec « pensivement » dans le poème La Reine Omphale publié la prermière fois en 1861. D’autres transgressions existent. Nous parlions plus haut de « l’e muet » qui ne peut tomber à l’hémistiche. Nous avons vu que pour découper un vers de Scribe en trois segments de trois syllabes, Banville avait placé une césure au milieu du mot « foules » et comment Verlaine s’était moqué de cette erreur dans la seconde des Ariettes oubliées et dans son Art poétique. Citons encore le chapitre V du traité de Banville qui évoque l’exemple des poètes latins :

[…] partout le sens suit son chemin, et le rhythme suit son chemin, chacun d’eux allant, courant, volant avec toute liberté, sans se croire obligés de se mêler et de se confondre et de régler leur pas l’un sur l’autre. […] rappelons, en un mot, que le premier vers de l’Enéide comme le premier vers de l’Iliade enjambent sur celui qui les suit, que dans Pindare on trouve plus d’une fois un mot coupé en deux à cheval sur deux vers, que, chez le lyrique latin, les mots et, qui et les pronoms possessifs sont mille fois placés à la fin d’un vers […]

Banville oublie de préciser que les versifications latine et grecque se fondent sur la distribution de voyelles brèves et longues, ce qui permet d’opposer à la grammaire un schéma abstrait des voyelles. Le vers français ne distingue pas les syllabes entre elles et il est, en revanche, obligé de se servir de la grammaire pour créer le sentiment d’une mesure. C’est à tort que Banville met sur un même plan les libertés relatives des poètes du XVIe et les libertés plus radicales des poètes latins. Et Rimbaud ne pouvait pas manquer de s’en rendre compte. L’autonomie du vers français purement syllabique n’est pas absolue par rapport à la syntaxe ou grammaire, elle n’est que relative ! Et pourtant, Banville va célébrer l’évolution historique qui s’est faite de Chénier à Hugo en dénonçant la « lâcheté » et la « servilité » humaines, jusqu’à recourir aux capitales d’imprimerie :

[…] le grand obstacle à la perfection de notre poésie, c’est l’amour de la servitude, c’est LA LÂCHETE HUMAINE.

Après de nouvelles considérations sur l’hiatus, Banville revient sur cet appel à la liberté. Jacques Bienvenu s’est intéressé avec raison à son assimilation à un héritage de la Révolution française : « Il fallait la Révolution pour balayer ce fumier tragique ». Le panégyrique se poursuit avec la figure de Victor Hugo, celui à qui « il était réservé » de trouver « la formule moderne ». Mais, étrangement, Banville regrette que son vers n’ait pas été « absolument libre ». Notons que le discours est plutôt contradictoire, car il est difficile d’imaginer les gradations dans un travail d’artiste qui permettraient de passer de contraintes nécessaires (liberté relative) à une liberté absolue. Banville eût été plus prudent s’il s’était contenté de préciser qu’il était encore possible de faire reculer les contraintes. Mais, quel sort réservait-il dès lors à la césure ? Devait-elle finir par disparaître complètement ? Telle est l’interrogation implicite que soulève le chapitre V du traité de Banville. Rimbaud a parfaitement compris les enjeux, mais aussi les limites du discours banvillien.
Deux points sont encore à observer. A la toute fin du chapitre V, Banville oppose les poncifs des coupes classiques aux poncifs des coupes romantiques, et on a pu voir que l’audacieux enjambement de mot « pensivement » est lui-même devenu un poncif pour des poètes tels que Mallarmé, Mendès, Verlaine, Rimbaud, Richepin, Régnier, etc. Verlaine, Mallarmé et Rimbaud ont inventé de nouvelles coupes autour de cette construction adverbiale, soit en choisissant des adverbes d’un nombre différent de syllabes : « lentement », « tricolorement », soit en recourant à un type de vers qui exclut l’allusion au trimètre (décasyllabes de Verlaine), soit en jouant sur la prononciation (« nonchalamment », « indolemment »). Les poètes vont inventer d’autres enjambements de mots et se permettre de nouvelles audaces que seuls comprendront ceux qui connaissent par le menu l’historique de telles provocations. Sans antécédent approchant, certaines de ces coupes auront des effets de sens évidents, ainsi quand Banville va faire enjamber la césure par son propre prénom « Théo-dore ». Toutefois, les vers de Rimbaud en 1872 posent un autre type de problème. Il est impossible de tous les ramener à une nouvelle gradation d’audace ou à un effet de sens évident. Les vers de Larme ou Jeune ménage défient d’emblée la reconnaissance métrique. Rimbaud applique ce refus de toute proscription grammaticale prôné par Banville, mais cette absolue liberté suppose l’éviction de la césure elle-même, à moins d’un relevé délicat de marqueurs troublants, de jeux de symétrie inattendus. Rimbaud a accompli la révolutipon appelée de ses vœux par Banville, endossant ainsi le rôle du génie qui a dépassé Hugo, mais notre poète ne pouvait manquer d’être bien conscient de ce que la prouesse ressemblait à de l’esbroufe, et ce serait le sous-estimer que de ne pas envisager l’humour polémique des vers rimbaldiens du printemps et de l’été 1872.
Car, il est un second point à observer. Pour Banville, « la Rime suffit pour garder au vers son rhythme et son harmonie. » Le point de vue est absurde en soi, puisque la rime et la mesure du vers sont deux phénomènes distincts qui peuvent s’étudier séparément. Mais, l’intérêt vient de ce que les derniers vers de Rimbaud ne respectent ni la démarcation des césures, ni la rime. Et c’est là que la relation polémique au traité de Banville prend tout son sens. Rimbaud ne s’est pas contenté de pratiquer des vers sans césure ou sans rime, ce qui est à la portée du premier venu, mais il a pratiqué de savants dosages pour flatter un espoir du lecteur. Les quatrains des derniers vers de Rimbaud laissant transparaître une référence lacunaire au schéma de rimes croisées ABAB dans la plupart des cas. L’auteur ne se permet qu’un seul vers faux dans Âge d’or ou Honte. Ainsi, Rimbaud n’a pas créé le modèle de vers nouveaux à imiter : il a illustré de manière polémique ce projet de liberté complète des vers dont parlait Banville. C’est pour cela qu’il est difficile de croire au consensus actuel qui veut que Rimbaud ait pratiqué cette nouvelle forme de versification jusqu’en avril 1873, qui veut que les hérésies de versification plus radicales des versions d’Alchimie du verbe soient un perfectionnement de sa méthode. Toutes les audaces nouvelles de Rimbaud apparaissent dans des copies datées de mai à août 1872, à l’exception des vers irréguliers des refrains de chanson de « Ô saisons… » et de la version d’Alchimie du verbe de Chanson de la plus haute Tour. Toutes ! Notre compréhension polémique du phénomène est difficilement compatible avec une extension dans le temps et nous pensons que, très tôt, Rimbaud a songé à contester un autre propos important du traité de Banville, l’impossibilité du poème en prose :

Peut-il y avoir des poëmes en prose ? Non, il ne peut pas y en avoir, malgré le Télémaque de Fénelon, les admirables Poëmes en prose de Charles Baudelaire et le Gaspard de la Nuit de Louis Bertrand ; car il est impossible d’imaginer une prose, si parfaite qu’elle soit, à laquelle on ne puisse, avec un effort surhumain, rien ajouter ou rien retrancher ; elle est donc toujours à faire,et par conséquent n’est jamais la chose faite […]

Mais ceci est une autre histoire.

vendredi 13 mai 2011

Nina et Ninon, par David Ducoffre



Deux poèmes de Rimbaud, Ce qui retient Nina ou Les Reparties de Nina en 1870 et Mes Petites amoureuses en 1871, se fondent sur une alternance d’octosyllabes et de vers de quatre syllabes. Cette alternance avec recours aux vers brefs impose une référence à la chanson. Jacques Bienvenu a par ailleurs remarqué que cette forme, plus ou moins héritée de Ronsard, était employée par Banville dans un poème des Exilés : A Elisabeth ou plus précisément A mon amie pour reprendre le titre de l’édition originale de 1867. Malgré sa longueur, le poème Ce qui retient Nina souligne, par une manière de reprise, son caractère de chanson. L’incipit « Ta poitrine sur ma poitrine, » du poème Ce qui retient Nina fait retour au vers 37 (vers 33 pour Les Reparties de Nina). Plus significativement, le poème Mes Petites amoureuses est connu comme une reprise du modèle de la ronde pour enfants, avec, d’un côté, la quasi reprise du second quatrain en fin de poème, et avec, d’un autre côté, le jeu de faible variation des rimes qui s’appuie sur la répétition constante : « laideron(s) ». Encore une fois, les amateurs de Rimbaud s’obstinent à considérer ces poèmes comme de l’autodérision. Roman, Les Reparties de Nina, Mes Petites amoureuses, ne réfléchissons pas, Rimbaud se moque de ses premiers émois amoureux. Belle paresse. En revanche, le nom de Musset a toutes les peines du monde à jaillir sous leurs plumes ou dans leurs souvenirs. Et pourtant, qui dédiait des poèmes à Ninon ? Quelque érudit me répondra peut-être Charles Coran, mais ce dernier qui a l’intérêt d’avoir publié un poème tout en trimètres n’est pas pertinent ici. C’est Musset qui est visé ici, le modèle des poésies à Ninon, Suzon, Silvia, avec un soupçon de frivolité féminine et même de femme entretenue. Il convient donc de rappeler ces vers célèbres d’un Sonnet aux lecteurs de janvier 1850 :

Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

Voilà qui fait voler en éclats le mythe de la confidence intime que tant de lecteurs s’imaginent à bon droit entrevoir dans ces poèmes de Rimbaud. Il est bien plus question de dialogue satirique avec les poètes et la cible n’est autre que ce « Musset » « quatorze fois exécrable » dont la « grande lettre du voyant » dresse un portrait au vitriol. Dans son recueil de Poésies nouvelles, Musset a placé un poème en alexandrins intitulé A Ninon qu’il a fait précéder d’une Chanson de Fortunio extraite de son théâtre. Dans cette chanson de la pièce Le Chandelier, il est question de « chanter à la ronde » sur le modèle de versification de Mes Petites amoureuses. Il suffit de la citer pour comprendre que Ce qui retient Nina raille la naïveté des imitateurs de Musset qui s’éprennent d’une femme aux intérêts bourgeois, pour comprendre aussi que Mes Petites amoureuses n’est pas un poème misogyne, mais tout simplement une poésie d’amour retournée au sujet de laquelle la critique rimbaldienne s’est montrée abusivement perplexe.

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je die
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.

Au lieu d’inviter tout le monde à chanter à la ronde la même inconnue, Rimbaud égrène sous forme de ronde le pluriel décevant de ses petites amoureuses. L’idée d’amour fort est retournée : « Que je vous hais ! », « Nous nous aimions à cette époque, » etc., et, plutôt que d’annoncer qu’il va accepter son martyr silencieux, le poète se reproche sa bêtise d’avoir « rimé » et « aimé » de tels désastres. Le fameux « hydrolat lacrymal » renvoie bien évidemment au dolorisme affecté du grand lyrique[1] et Ce qui retient Nina est une réponse explicite aux interrogations du poète souffrant dans le poème A Ninon qui suit la Chanson de Fortunio dans le recueil des Poésies nouvelles de Musset :

Si je vous le disais pourtant que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
[…]

Dans cette dernière composition, Musset se demande (dans un aparté qu’il se donne avec la vision évoquée de Ninon) ce que celle-ci penserait de son amour s’il lui déclarait en face. Le poète vit son amour non dans la réciprocité, mais dans le fantasme solitaire, et il en arrive à se poser la question cruelle : « Si je vous le disais [que je vous aime], peut-être en ririez-vous. » Rimbaud a mis en scène l’aveu, l’agrémentant d’une chute à se casser le nez, tout simplement. Les femmes aimées des poésies de Musset étant caractérisées par une certaine légèreté de mœurs, le héros du poème de Rimbaud essuie l’humiliante réponse d’une femme qui est déjà entretenue par un amant plus riche.
Cette lecture connue du mot « bureau », désignation d’une personne et non d’un lieu, est souvent refoulée par les amateurs de Rimbaud qui s’imaginent que Nina réplique simplement avec un peu de bon sens qu’elle doit songer à son gagne-pain. Mais, au dix-neuvième siècle, ce sont essentiellement les femmes ouvrières et paysannes qui travaillent ; les femmes de la bourgeoisie ou une grande partie des femmes des classes moyennes ne sont pas concernées. En même temps, la raillerie serait d’un goût douteux : l’adolescent épinglerait le petit nombre de femmes à la « position assurée » dans une étude notariale ou dans on ne sait quel emploi de petits commis de province ? Non, cette lecture courante du poème n’est pas défendable. Le « bureau » n’est pas ici le symbole de l’autonomie sociale et financière d’une femme de condition humble qui gagnerait sa vie par un travail honnête. Pourquoi Rimbaud raillerait la femme à ce sujet ? Le mot « bureau » rappelle une réalité sociale de femme entretenue, ce qui laisse à penser quelle critique cinglante peut faire Rimbaud de la morale licencieuse de Musset.
Du temps semble s’être écoulé entre la composition des deux poèmes Ce qui retient Nina et Mes Petites amoureuses. Izambard prétend avoir reçu un courrier contenant une version sans titre de ce dernier poème. Les rimbaldiens ont recherché des sources du côté de Glatigny (poème intitulé Les Petites amoureuses) et du côté d’Alphonse Daudet (titre de recueil Les Amoureuses). La forme et le nom Nina ciblaient de manière évidente des poèmes de Musset connus de tous les amateurs de poésie, encore à l’heure actuelle. Même le poème A mon amie de Banville s’inspire de Musset, tandis que nous relevons un vers du poème de Banville « Nous nous aimions sans nous connaître ! » que Rimbaud semble avoir adapté en « Nous nous aimions à cette époque, » parallèle entre le second et le troisième quatrains de chacun des deux poèmes qui souligne encore une fois le passage de l’amour idéalisé et tu (Musset) à l’amour périmé (Mes Petites amoureuses) ou non reçu (Ce qui retient Nina).


[1] Le sens du mot « pialats » n’a jamais été éclairci, mais il nous semble qu’il ne peut guère s’agir, d’autant que les pialats sont présentés comme « ronds », que d’une expression de taches liquides sur le modèle de terminaison du mot « crachats ».

mercredi 4 mai 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (cinquième partie)




Bibliographie :


BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.


       Les affirmations péremptoires du Petit traité de poésie française de Banville ont pour nous quelque chose d’irritant et nous aimerions publier un article pour en dénoncer les contradictions maladroites, les considérations fantaisistes et les jugements erronés. Il n’en reste pas moins que Jacques Bienvenu a vu juste : ce traité a été décisif pour l’évolution poétique de Verlaine et Rimbaud. Nous ne pouvons que souscrire à l’idée de reconnaître, pour partie, une parodie des premiers chapitres du traité dans le poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs et J. Bienvenu a clairement montré que la seconde lettre de Rimbaud à Banville du 15 août 1871 apparaissait comme une réponse à une critique des trois poèmes envoyés l’année précédente. Le traité a également influencé l’écriture des « lettres du voyant » et nous travaillerons plus tard à renforcer le discours critique de J. Bienvenu à ce sujet. Un phénomène intéressant, c’est que, si Rimbaud n’a pratiqué au départ que quelques atteintes au plan des rimes (rime dite d’un singulier avec un pluriel, non respect de l’alternance dans Chant de guerre Parisien, Voyelles et trois Conneries zutiques), il a d’abord opté pour plus de rimes riches et plus de consonnes d’appui, avant de brutalement contester la nécessité de la rime, comme de la césure, dans ses poèmes du printemps et de l’été 1872. Cette dynamique est quelque peu contradictoire et J. Bienvenu en est venu à se demander si Rimbaud n’avait pas d’abord lu les quatre premiers chapitres du traité, avant de découvrir le cinquième et la suite, lorsqu’il fut hébergé par Banville. En quelque sorte, Rimbaud s’est d’abord inspiré des règles sur la rime développées dans les quatre premiers chapitres du traité, puis, qu’il l’ait lu plus tard ou non, il a pris le parti de cette émancipation des règles à laquelle a encouragé le cinquième chapitre. Rimbaud s’est alors libéré des règles pour la mesure des vers, mais aussi de celles portant sur la rime, et cela nous a donné les formes particulières que l’on sait pour les vers du printemps et de l’été 1872.
Le mouvement contradictoire n’est qu’apparent. Une mise en perspective historique s’impose ici. Le traité de Banville fut un ouvrage polémique qui put se prévaloir d’une publication aux Echos de la Sorbonne. Le monde de l’enseignement n’était pas encore ouvert aux idées émancipatrices des romantiques. Les traités de versification prônaient un modèle classique, mais les poètes romantiques s’en sont distingués par un moindre recours aux inversions ou transpositions (« De la sœur le mari », « du chien le maître », etc.), par une surenchère de la rime riche et de la consonne d’appui, par une culture des enjambements audacieux entre deux vers ou à la césure. Ces positions ont été défendues dans des manifestes et articles polémiques, mais il n’existait qu’un seul traité de versification romantique, le livre de Wilhelm Ténint, Prosodie de l’école moderne, préfacé par Victor Hugo. Cet ouvrage s’attirait la raillerie des universitaires et des prétendus savants. Dans son Examen critique de la versification française et romantique de 1863 (disponible sur Gallica), Abel Ducondut a rendu compte de manière méprisante de cet écrit maladroit et naïf : « […] après l’avoir parcouru, nous n’avions pas osé considérer une telle œuvre comme représentant les opinions théoriques d’une école vraiment grande par certains côtés » (page 174). Mais ne nous attardons pas sur les pages suivantes de réfutation, dans la mesure où Abel Ducondut se fonde sur un découpage des vers en fonction des accents qui n’a aucune réalité historique pour plusieurs langues romanes (français, italien, espagnol) et qui est inconnu des traités classiques lus par des poètes tels que Racine, Ronsard ou La Fontaine : cela peut se vérifier sur Gallica où figurent quantité d’arts poétiques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Toutefois, indépendamment de cet intérêt nouveau pour les accents qui va discréditer la plupart des analyses du vers au XXe siècle, le mépris pour les théories du vers romantique a persisté au moins jusqu’à la fin du XIXe, comme en témoignent encore les Modestes observations sur l’art de versifier de Clair Tisseur en 1893 (livre également disponible sur Gallica). Ne citons que deux extraits de la première page : « Le mouvement tumultuaire qui, vers la fin du premier tiers de ce siècle, a entraîné la littérature sur des chemins nouveaux, s’est fait, au nom de la « liberté de l’art », contre des règles que l’on tenait pour pédantes et surannées. Lois de la césure, de la phrase se terminant avec le vers, et tous autres préceptes imposés par le goût classique soulevaient une clameur sans seconde. […] La versification moderne, grâce aux lois puériles de la rime constamment riche, est bien autrement ankylosée que sa sœur aînée ! »
Il faut bien comprendre que le traité de Banville se pose comme le second ouvrage de référence en fait de versification romantique, comme il faut bien cerner l’émergence de deux théories nouvelles du vers au XIXe siècle. D’un côté, les défenseurs de la poésie classique développent des considérations anachroniques et fausses sur le rôle dans les vers d’accents qu’ils n’ont même pas su définir. D’un autre côté, les romantiques maintiennent l’idée traditionnelle et juste d’une métrique purement syllabique, mais en proposant une nouvelle approche des règles. Nous verrons, en particulier au sujet du trimètre, que le mélange des deux théories au XXe siècle n’a pas favorisé une juste compréhension des phénomènes. Or, qu’a fait Banville ? Il a exagéré le défi romantique. Les poètes classiques donnaient un tour classieux à leurs vers, mais ils privilégiaient l’expression de l’idée et ne s’accordaient pas une grande initiative au plan des effets de sens conditionnés par la forme. Racine faisait rimer des adjectifs aux suffixes identiques. Certaines rimes étaient commodes, mais banales : il n’était plus question de les rendre étonnantes. Les rimes devaient être disciplinées, demeurer sages, ce qui limitait les possibilités expressives de leur emploi.
Les romantiques les ont revalorisées. Elles participaient pour partie d’une théorie de la couleur locale, de la description pittoresque. En même temps, leurs rimes plus élaborées exhibaient leur caractère d’artifice formel dans le domaine de la pensée animée par la langue des vers. La consonne d’appui ne fut qu’un moyen de rendre les rimes plus riches. Banville, en son traité, a radicalisé l’attitude romantique par une pétition grossière : « sans consonne d’appui, pas de rime », ce qui est une imposture. Rimbaud n’était certainement pas dupe de l’exagération banvillienne. Les répétitions : « quelles rimes », en marge d’une transcription de Chant de guerre Parisien disent à la fois le caractère polémique, non académique, des rimes riches romantiques et la fatuité d’audace qu’il y a à reprendre un procédé déjà bien inscrit dans la tradition littéraire depuis les Orientales et les Odes funambulesques. Dès les deux premières pages de son traité, Banville énonçait un avis absurde. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine auraient été de grands poètes en dépit du mauvais « outil » qui leur avait été légué pour versifier. Le jugement de Banville pourrait se justifier au plan des enjambements, mais certainement pas au plan des rimes. Les règles n’obligeaient pas les poètes classiques à faire rimer deux adjectifs de même suffixe. Dans le même ordre d’idées, si les rimes riches et la consonne d’appui n’étaient pas prônées dans les traités, rien n’empêchait Racine ou Corneille de les pratiquer. Il serait un peu court de répondre que les tenants du classicisme jugeaient comme des excès les tendances romantiques, bien que ceci ne soit pas de peu d’importance dans les aspects polémiques de la question. La différence entre vers classiques et vers romantiques relève d’un problème de discipline, d’attitude, et non d’un conflit entre négligence ou paresse classique et prise de conscience de nouvelles nécessités. Banville est hypocrite pour des raisons de propagande. Dans tous les cas, face à une réaction absolutiste de Banville, Rimbaud fut un relativiste goguenard : sa fidélité au principe n’eut qu’un temps. Il était certain pour Rimbaud que Banville, Hugo et Baudelaire proposaient d’excellents modèles de recherche judicieuse des rimes : l’art était gagnant et les rimes riches irritaient les franges les plus académiciennes de la population. Le jeune Arthur allait bientôt prendre toute la mesure d’audace d’un défi brutal à l’encontre de l’ensemble même des règles de versification, quelles qu’elles soient et c’est le discours de Banville sur la césure des vers qui lui a préparé la voie.
Du point de vue de la mesure des vers, l’originalité romantique ne résidait pas dans l’accroissement des contraintes comme c’était le cas pour la rime, mais, au contraire, dans l’assouplissement des règles de l’enjambement. De 1820 à 1850, influencés par André Chénier, les poètes romantiques redécouvrent les types d’enjambement qui s’étaient raréfiés au cours du XVIe siècle pour pratiquement disparaître ou vivre aux marges de la grande poésie dans les deux siècles qui suivirent. Il s’agit des rejets d’adjectifs, de compléments du nom, de compléments d’objets directs ou indirects et d’attributs. Les enjambements étaient autorisés à condition que l’adjectif épithète, l’attribut ou le complément d’objet occupent l’espace entier d’un hémistiche ou d’un vers, ou à condition d’être complétés par une apostrophe, une interjection, etc. Sans cela, il y avait rejet et donc proscription, à moins d’une tolérance particulière pour les genres bas, les farces notamment.

Osai jeter un œil + profane, incestueux. (Phèdre, V, 7, vers 1623, enjambement)
Chœur de démons, accords + divins, chants angéliques, (Les Feuilles d’automne, XI, Dédain II, rejet)
Ou de chanter les yeux + au ciel, et que la gloire (Les Feuilles d’automne, XIII, rejet)

Inconscients du mouvement lent de raréfaction de tels types d’enjambement au long du XVIe siècle, les romantiques ont opposé à tort les ancêtres Ronsard, du Bellay, voire Régnier, aux classiques Malherbe, Racine et Boileau. Banville a toutefois insisté avec raison sur la versification provocatrice des Plaideurs. Cette comédie a dû avoir une influence non négligeable sur la versification du théâtre hugolien. Dans tous les cas, Cromwell de Victor Hugo est le modèle extrême de la versification romantique et, à partir de 1850, Baudelaire et Banville ne font rien d’autre que d’acclimater les plus importantes audaces des vers de théâtre de Victor Hugo aux recueils de poésies eux-mêmes. Ils reprennent notamment l’audace des termes monosyllabiques placés à la césure dans Cromwell, Hernani ou Ruy Blas. En parodiant le théâtre hugolien, Pétrus Borel avait osé un enjambement de mot à la césure qui figurait dès 1833 dans son recueil Rhapsodies (« Adrien, que je re+dise encore une fois »). L’expérience était demeurée sans suite. Mais, en 1861, Banville allait réitérer l’audace avec l’adverbe « pensivement » dans le poème La Reine Omphale : « Où je filais pensi+vement la blanche laine ». L’assouplissement des règles de l’enjambement entrait désormais dans une nouvelle phase historique. Or, le traité de Banville répond précisément par la surenchère à cette évolution romantique des règles de l’enjambement. J. Bienvenu ne s’est pas contenté de montrer l’influence du traité de Banville sur les rimes de Rimbaud, voire Verlaine, il a compris que la coïncidence était trop forte que pour être innocente entre l’émergence soudaine de poèmes impossibles à césurer dans l’œuvre de Rimbaud (printemps-été 1872) et la publication à la fin de 1871 d’un traité où figurait sur cette matière des propos particulièrement audacieux. J. Bienvenu a cité une partie des passages clefs à ce sujet, mais nous ne pouvons que nous proposer d’y revenir.
Le Petit traité de poésie française est composé de onze chapitres, introduction et conclusion comprises. Nous n’avons à citer qu’un petit nombre d’extraits du chapitre I Introduction et du chapitre V L’Enjambement et l’hiatus. L’introduction propose une définition du « rhythme » dont le chapitre V fera visiblement peu de cas : « Tout ce dont nous avons la perception obéit à une même loi d’ordre et de mesure […] Le Rhythme est la proportion que les parties d’un temps, d’un mouvement, ou même d’un tout, ont les unes avec les autres. » A l’évidence, il est question d’ordre, de mesure et de proportion quand un auteur entretient la perception de deux hémistiches de six syllabes dans les alexandrins d’un poème. Mais, la gageure sera de créer un sentiment de diversité au sein de la mesure et Banville déclare ainsi :

L’art des vers, dans tous les pays et dans tous les temps, repose sur une seule règle : La Variété dans l’Unité. – Celle-là contient toutes les autres. Il nous faut l’Unité, c’est-à-dire le retour des mêmes combinaisons, parce que, sans elle, le vers ne serait pas un Être, et ne saurait alors nous intéresser ; il nous faut la Variété, parce que, sans elle, le vers nous berce et nous endort.

Nous ne sommes pas loin de la vérité de La Palisse et la fin de cet extrait nous fait songer aux derniers vers d’une parodie de Banville de la nouvelle Un cœur sous une soutane, où figure la rime « condor » :: « endort », variante de la rime fautive : « dort » :: « d’or » que Rimbaud a si souvent soumise au maître parnassien. Il s’agit de la fin du poème intitulé La Brise :

[…]
C’est comme une aile de condor
Assoupissant celui qui prie !
Ça nous pénètre et nous endort !

Ceci pourrait avoir des conséquences pour la datation de la nouvelle. Elle serait postérieure au 11 août 1870, date de publication du premier chapitre du traité. La mauvaise rime « condor » :: « endort » fait une entorse au bercement mécanique des rimes bien conçues. La faute naîtrait de l’assoupissement justement et non d’un désir de variété du séminariste Léonard. Mais, Banville attache une réelle importance à son propos, puisqu’il y revient dans la conclusion : « Sois varié toujours et sans cesse ; dans la poésie comme dans la nature, la condition première et indispensable de la vie est la variété. » L’introduction était toutefois plus claire à ce sujet, en précisant une double exigence :

Toutes les règles de toutes les versifications connues n’ont pas d’autre origine que ce double besoin, qui est inhérent à la nature humaine. Et nous montrerons successivement qu’en fait de vers on est toujours bien guidé par la double recherche de l’Unité et de la Variété, et que lorqu’on commet une faute, c’est toujours parce qu’on a transgressé une de ces lois fondamentales.

Banville définit ensuite le « vers français ». Il commet une petite erreur. L’opposition des voyelles brèves et longues ne vaut que pour la poésie latine et la poésie grecque ancienne. Mais il a conscience, contre le discours de ceux qui veulent voir des accents dans les poésies françaises, italiennes et espagnoles, que le « vers français » est plus rudimentaire et n’est pas identique à « celui de toutes les autres langues » :

Il est seulement l’assemblage d’un certain nombre régulier de syllabes, coupé, dans certaines espèces de vers, par un repos qui se nomme césure, […]

Le repos n’est pas réel, il s’agit d’une expression imagée qui témoigne de la prise de conscience d’une articulation des mots et des groupes de mots entre eux. Ce repos n’est rien d’autre que le passage d’un groupe de mots à un autre, et parler de pause est excessif. Toujours est-il que nous préférons entendre parler de repos à la césure que d’accent. Pour Rimbaud, le discours était de marquer une « pause » ou un « repos » à la césure ou entre deux vers, pas d’accentuer les dernières syllabes d’un hémistiche ou d’un vers. La citation que nous venons de faire est très claire à ce sujet. Le problème, c’est qu’il y a plusieurs « repos » dans un vers, puisque celui-ci se compose en général de plusieurs mots, voire groupes de mots. Quant au « nombre régulier de syllabes », Banville ne dit pas clairement s’il s’agit d’une régularité globale : par exemple, tous les alexandrins possèdent douze syllabes métriques, ou s’il s’agit d’une régularité de conception : par exemple, tous les alexandrins réunissent deux hémistiches de six syllabes métriques. Les pages suivantes du traité donnent des exemples des types de vers d’une à treize syllabes et plaident pour la seconde conception. Or, le discours ambiant des romantiques parle de « césure mobile » et de « déplacement de la césure ». Cette dernière formule se retrouve sous la plume de nombreux auteurs, de Victor Hugo (préface de Cromwell) à Paul Verlaine. Pour l’instant, Banville n’y fait guère écho dans l’introduction de son traité. L’auteur se contente d’évoquer un maniement souple et perfectionné des vers : l’alexandrin est « celui de tous nos mètres qui a été le plus long à se perfectionner, et c’est de nos jours seulement qu’il a atteint toute l’ampleur, toute la souplesse, toute la variété et tout l’éclat dont il est susceptible. » Tout bascule au chapitre V, quand il en vient à la question de « l’enjambement ».

A suivre…