dimanche 27 mars 2011

"Une étrange lettre", par Jacques Bienvenu (première partie).

© Photographie Aurélia Cervoni.

© Photographie Aurélia Cervoni.

L’ancien professeur de Rimbaud, Georges Izambard publia en 1929, à l’âge de 81 ans, une dernière lettre de Rimbaud qu’il possédait. Or, cette lettre est une des plus étranges de la correspondance du poète de Charleville. Quand on observe sa reproduction, on voit qu’elle est déchirée à plusieurs endroits. On constate aussi que des mots, voire des phrases, ont été effacés. Izambard en a donné naguère l’explication. Cette lettre se trouvait dans une boîte à cigares qui était restée chez lui de nombreuses années sans être ouverte et il s’aperçut un jour, quand il rechercha sa correspondance, qu’un pot de colle s’était répandu dans la boîte. En voulant extraire  la lettre, il en a arraché quelques fragments et a tenté de reconstituer les passages correspondants. C’est la raison pour laquelle certains mots ou phrases sont entre crochets dans la publication de la lettre que l’on trouve dans les diverses éditions de la correspondance de Rimbaud. On peut lire à ce propos l’article d’Izambard dans le Mercure de France du 1er décembre 1930.

Je  donne la  transcription suivante qui n’a pas de prétention à faire référence :

[Cher M]onsieur,
[Vous prenez des bains de mer], vous avez été [en bateau... Les boyards, c'est loin, vous n'en] voulez plus, [Je vous jalouse, moi qui étouffe ici!]
Puis je m'embête ineffablement et je ne puis vraiment rien porter sur le papier.
Je veux pourtant vous demander quelque chose : une dette énorme, - chez un libraire, - est venue fondre sur moi, qui n'ai pas le moindre rond de Colonne en poche. Il faut revendre des livres. Or vous devez vous rappeler qu'en septembre, étant venu, -pour moi - tenter d'avachir un coeur de mère endurci, vous emportâtes, sur mon con[seil plusieurs volumes, cinq ou six, qu'en août, à votre intention j'avais apportés chez vous.]
Eh bien ! Tenez-vous à F[lorise de Banville,] aux Exi[és du] même ? Moi qui ai besoin de [rétrocéder d]es bouquins à mon libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes ; j'ai d'autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils composeraient une collection, et les collections s'acceptent bien mieux que les volumes isolés. N'avez-vous pas les Couleuvres ? Je placerais cela comme du neuf ! - Tenez-vous aux nuits Persanes ? un titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins d'occasion. Tenez-vous à [ce] volume de Pontmartin ? il existe des littérateurs [par ici, qu]i rachèteraient cette prose. Tenez-vous a[ux Glan]euses ? Les collégiens d Ardennes pour[raient débo]urser [trois francs] pour bricol[er dans ces azurs-là :] j[e saurais] démontr[er à mon, crocodile que l'achat d'une] telle c[ollection donnerait de portenteux bénéfices]. Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds] de me découvrir une audace avachissante dans ce brocantage.
Si vous saviez quelle position ma mère peut et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25c., vous n'hésiteriez pas à m'abandonner ces bouquins ! Vous m'enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les Allées, lequel est prévenu de la chose et l'attend ! Je vous rembourserais le prix de transport, et je vous serais superbondé de gratitude… !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans une [bibliothèque de professeur et que vous vous en ]apercevi[ez, ne vous gênez pas], mais vite, je vous prie, on me presse.
C[ordialement] et bien merci d'avance.
A. RIMBAUD.
P.-S. -J'ai vu en une lettre de vous à M. Deverrière,[que vous étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres.Il vous les fera parvenir dès qu’il aura reçu vos instructions.
Je vous serre la main.
                                                                                                            A.R.]


La première remarque est que jamais une lettre n’aura été aussi mal éditée que celle-ci. Examinons par exemple la version que M. Lefrère en a donnée dans l’édition de la Correspondance chez Fayard en 2007. Le biographe de Rimbaud a fourni pour cette lettre une bonne reproduction en fac-similé dans son livre et il précise que sa transcription a été revue sur ce fac-similé. Examinons cela. On lit ce passage par exemple :

« Or vous devez vous rappeler qu’en septembre 1870, […] »

Le problème est que sur le fac-similé il n’y a pas écrit «en septembre 1870 », mais simplement « en septembre ». M. Lefrère aurait-il ajouté cette date de 1870 par inadvertance ? Un peu plus loin on trouve entre crochets un extrait qui, donc, ne devrait pas figurer pas sur le fac-similé :

 J[e saurais démontr]er.

Or le verbe « démontrer » est écrit en grande partie (« demontr ») sur le fac-similé du manuscrit. A l’inverse, dans le post scriptum final, M. Lefrère ne met pas entre crochets une phrase entière qui ne figure pas sur le fac-similé et qu’Izambard a totalement reconstituée :

que vous étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres. Il vous les fera parvenir dès qu’il aura reçu vos instructions. Je vous serre la main.
A.R.

Chose curieuse, M. Lefrère met le « Je » final seulement entre crochets. De plus, il nous dit : «  les passages entre crochets sont donc d’une fiabilité relative, leur exactitude ne tenant qu’à la mémoire d’Izambard sur le contenu d’une lettre qu’il n’avait pas relue depuis plusieurs décennies ». Quelle est cette plaisanterie ? Pourquoi M. Lefrère a-t-il donné une transcription aussi défectueuse, alors même qu’il publie le fac-similé dans le même ouvrage où il édite la lettre ?

Cela vaut la peine d’être expliqué.

La transcription erronée de M. Lefrère n’est pas due à des coquilles de l’édition. Il a simplement reproduit à l’identique la transcription fautive d’Antoine Adam faite en 1972 dans la Pléiade Rimbaud de l’époque. Le comble est que dans l’introduction de son ouvrage M. Lefrère écrit :
« […] certains successeurs de Berrichon n’ont pas été, tant s’en faut, irréprochables dans leur travail d’établissement du texte, y compris ceux de la « prestigieuse collection » [les guillemets sont de M. Lefrère ] de la Pléiade, qui se contentèrent le plus souvent de reproduire les versions des éditions précédentes sans recourir sérieusement à la vérification sur manuscrit. C’est sans plaisir que nous écrivons ceci, mais les erreurs de transcription qu’il nous a été donné de relever sur les éditions passées n’avaient pas toujours un caractère mineur ».
Par ailleurs, les éditions Borer et Forestier reproduisent rigoureusement les mêmes erreurs. Ajoutons que c’est dans la nouvelle édition de la  « prestigieuse collection » de la Pléiade, si décriée par le biographe de Rimbaud, que l’on trouve à ce jour la meilleure transcription de cette fameuse lettre.

Mais le but de cet article n’est pas de signaler les fautes dans l’édition de cette lettre. C’est une simple entrée en matière à une hypothèse plus importante. J’ai de sérieuses raisons de croire que cette lettre du 12 juillet 1871 est une mystification, l’une des plus belles de l’histoire rimbaldienne, et je compte m’en expliquer dans une seconde partie.



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