lundi 4 octobre 2010

La photographie d'Aden datée par le gélatino-bromure PAR JACQUES BIENVENU

Depuis que la photographie des sept personnages à l’Hôtel de l’Univers d’Aden a été publiée le 15 avril dernier, l’événement le plus important a été l’identification indiscutable de l’explorateur Henri Lucereau sur ladite photographie. Ceux qui suivent cette affaire de près savent très bien le rôle que nous avons joué, David Ducoffre et moi, dans cette identification. Il est temps d’ailleurs pour la petite histoire de le préciser. Le livre de souvenirs de Bardey était quasiment introuvable à l’époque, mais j’en possédais un exemplaire dans l’édition de Joseph Tubiana de 1981. Ce qui me frappait était qu’au mois de mai 1880, Bardey racontait qu’il avait rencontré Lucereau à l’hôtel de l’Univers. J’en parlai à David Ducoffre qui eut l’idée de consulter l’album de Claude Jeancolas à la médiathèque de Toulouse. Il trouva son portrait et on se rendit compte que Lucereau était l’un des personnages de la photographie. La suite, on la connaît.
Or, il se trouve que la présence de Lucereau permet de dater la photographie. Comme Lucereau arrive à Aden en octobre 1879 et en part définitivement au mois d’août 1880, on peut donc dater cette photographie de manière rigoureuse pendant la période octobre1879-août1880. Avant cette identification, M. Lefrère était absolument convaincu qu’Alfred Bardey figurait sur cette photographie. L’identification de Lucereau qu’il n’avait absolument pas prévue fut pour lui une surprise considérable. Il se rendit compte rapidement que la présence de Bardey devenait redoutable car le trio Bardey-Lucereau-Rimbaud était impossible, le patron de Rimbaud ne se trouvant plus à Aden dès le mois de juillet. Dès lors la volte-face de M. Lefrère concernant la présence de Bardey au côté du présumé Rimbaud est d’un comique irrésistible. Dans son article du 8 mai paru dans le journal Le Monde, Jean-Jacques Lefrère écrivait :
« Dans le même temps, le Musée Arthur-Rimbaud, préparant l’exposition sur le séjour de Rimbaud à Aden qui va se tenir de juin à septembre à Charleville-Mézières, entrait en contact avec les descendants de Bardey, dont les archives photographiques pourraient identifier le second barbu de la photographie comme étant Alfred Bardey… Nous donnons ces informations, que corroboreront prochainement les confrontations de divers documents iconographiques, parce qu’elles resserrent encore davantage le contexte de la photographie retrouvée. »
Puis dans un article publié en ligne par BibliObs.com, après l’identification de Lucereau, il écrivait :
« Le seul portrait connu de Bardey est une photographie communiquée en novembre 1883 à la Société de géographie : son examen établit que Bardey, personnage à la physionomie pleine d'énergie, aux cheveux denses et coupés court, âgé de 26 ans en 1880 (il avait exactement le même âge que Rimbaud) n'est pas le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d'Aden »
Toutefois, depuis quelque temps, M. Lefrère prétend avoir montré que la photographie a bien été prise en août 1880. Mieux, le biographe de Rimbaud est arrivé à l’étonnante conclusion que l’explorateur Révoil arrivé le 7 août à Aden est l’auteur du cliché fameux qui nous intéresse. Et les preuves qu’il avance sont puisées, ni plus ni moins, dans l’histoire de la photographie et d’un nouveau procédé apparu au XIXe siècle : celui du gélatino-bromure. Avant de nous incliner devant ces preuves scientifiques irréfutables et stupéfiantes de précision, examinons de près ce qu’il en est. Un peu après la publication du « coin de table à Aden », un historien de la photographie, M. Gunthert, a soulevé des questions, d’ailleurs intéressantes, concernant cette photographie dans un article en ligne intitulé : « Rimbaud, la photo infidèle à l’icône. »
Il y est fait mention d’un nouveau procédé au gélatino-bromure qui selon lui caractériserait la photographie d’Aden. Ainsi écrit-il :
« Surtout, deux ans après la trouvaille, le document qui a désormais été vendu à un collectionneur n’a toujours pas fait l’objet d’une expertise par un spécialiste de photographie historique. Ce qui peut faire sourire, sachant que la fourchette temporelle proposée par les découvreurs pour dater l’image est la période 1880-1890. Cette décade étant très précisément coupée en deux par l’introduction d’une nouvelle technologie, le gélatino-bromure d’argent ou plaque sèche, il suffit d’identifier le procédé pour situer la prise de vue avant ou après 1885, et refermer ainsi de moitié la fourchette. »
Donc, selon M. Gunthert la date d’apparition du gélatino-bromure était de 1885. M. Gunthert ayant écrit son texte avant l’identification de Lucereau sur la photographie, il faut donc admettre soit que M. Gunthert s’est trompé de date, soit que la photographie d’Aden ne relève pas de ce procédé. Voyons ce qu’en dit M. Lefrère. Il écrit dans La Quinzaine littéraire : « Par extraordinaire cette date d’août 1880 allait se trouver corroborée peu après d’une autre manière : par l’identification de la technique photographique employée pour réaliser le cliché. Il faut sur ce point dire notre dette envers les spécialistes de l’art photographique au XIXe siècle qui nous ont fourni ces précisions, en particulier M. André Gunthert. »
Un peu plus loin, M. Lefrère reprenant, avec quelques nuances, l’argument de la date de 1885 écrit : « Car le gélatino-bromure d’argent ou « plaque sèche » s’est surtout répandu quelques années plus tard, à partir de 1885, et très rares furent de part le monde, les photographes qui l’utilisèrent avant, surtout outre mer. »
Afin de vérifier ces informations scientifiques, je me suis adressé à un spécialiste de l’histoire de la photographie et j’ai obtenu la réponse suivante : « la plaque au gélatino-bromure devient véritablement opérationnelle grâce à l'amélioration apportée par Bennett en 1878, et se généralise très rapidement dès l’année suivante. » Je ne donnerai pas le nom de l’éminent spécialiste qui m’a renseigné car on pourrait ramener la question à une bataille d’expert. Mais, tout le monde peut consulter grâce à l’admirable site Gallica de la Bibliothèque nationale la Revue photographique de 1879. On peut y lire les informations suivantes : en mai 1879 il est écrit : « La grande actualité, c’est le procédé au gélatino-bromure, dans le monde photographique, chacun s’en occupe ou s’en préoccupe ». En juin 1879, on trouve à la page 64 un long article sur le procédé au gélatino-bromure « procédé si fort en vogue ». En juillet 1879, est écrit : « tous les journaux de photographie, sans distinction de nationalité, consacrent la majeure partie de leurs colonnes au procédé aux émulsions au gélatino-bromure ». Enfin, en décembre 1879, dès la première page, la société de photographie se félicite d’avoir contribué à la vulgarisation de ce procédé.
Vulgarisation, en effet : dès 1879, on pouvait se procurer les fameuses plaques au gélatino- bromure dans la plupart des grandes villes de France. Ce n’est donc pas à partir de 1885 que le procédé s’est répandu, mais bien avant. C’est un fait connu de tous les bons historiens de la photographie. De plus, prétendre que le nouveau procédé était encore plus rare à Aden est une affirmation gratuite. Il suffit d’un peu de bon sens. Aden était une étape obligatoire pour tous les voyageurs et explorateurs qui passaient le canal de Suez. Ces gens-là étaient les plus appropriés à avoir des appareils photographiques et la publicité était déjà largement faite dès 1879 pour le nouveau procédé photographique. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient équipés de plaques au gélatino-bromure comme l’était l’explorateur Révoil en 1880. Prétendre que c’est lui qui a pris la photo d’Aden est une simple supposition et c’est loin d’être une certitude. Sans compter naturellement que le photographe Bidault de Glatigné pourrait lui aussi l’avoir prise avant car il s’était installé à Aden dès 1878. Le patron de l’hôtel, Jules Suel, certainement informé par les voyageurs et explorateurs des nouvelles techniques photographiques, pourrait aussi très bien être l’auteur des clichés figurant dans ses archives.
La photographie d’Aden n’est donc pour l’instant datée avec certitude que dans la fourchette octobre1879-août1880. Rien ne prouve que l’explorateur Révoil ait pris cette photo en août 1880 et encore moins qu’il y figure à la place du barbu de gauche comme le soutient à présent M. Lefrère avec la même conviction qu’il avait soutenu la présence de Bardey. En examinant la photographie de Révoil en 1881 déposée à la Bibliothèque nationale et à s’en fier aux arguments de M.Lefrère, on ne saurait comparer l’explorateur qui n’a que 28 ans en 1880 avec le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d'Aden. D’autres portraits de Révoil déposés à la Société de géographie le montrent sans barbe. Peut-on, en outre, être sûr qu’il était barbu en 1880 ? C’est sur cette question d’une profondeur insoupçonnée que je termine ce nouvel article consacré à la passionnante saga du portrait présumé de Rimbaud à Aden.

2 commentaires:

  1. Cette histoire passionnante a-t-elle été reprise par les medias de langue anglaise ? J'aimerais en faire écho dans mon blog...

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  2. Je ne crois pas que cette histoire ait été reprise significativement par les médias de langue anglaise.On peut seulement noter que lors de la révélation de cette photo en avril, les médias anglophones ont présenté cette photo comme présumée. Dans leur ensemble, les médias français n'ont pas tenu compte de cette nuance capitale.

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