dimanche 31 octobre 2010

"L'Homme juste", deux vers enfin déchiffrés, par DAVID DUCOFFRE


Deux vers de L’Homme juste ont été jusqu’à présent mal édités. Cette situation est née du contexte de découverte et publication du manuscrit du poème, mais le temps est venu d’en proposer une élucidation définitive.

Rappelons-nous que nous ne possédons aucun manuscrit complet de L’Homme juste, mais seulement deux copies de la fin du poème. En effet, nous savons qu’une collection de 24 pages de poèmes en vers fut confectionnée par les soins de Verlaine et remise successivement à Forain et Millanvoye. Cette collection paginée passe aujourd’hui quelque peu abusivement pour un recueil de Rimbaud, ce qui est au moins contredit par son caractère incomplet. Initialement, les pages 3 à 7 de ce dossier comportaient une version de L’Homme juste différente de celle à laquelle nous sommes habitués ; mais, visiblement, Verlaine a décidé de détruire sa copie et l’a remplacée par une copie autographe. Quoique biffé, le dernier quintil de la copie Verlaine a seul survécu au haut de la page 7 du dossier définitif. Il est loisible de le consulter dans l’édition philologique des Poésies d’Arthur Rimbaud par Steve Murphy (Champion, 1999).

Hélas !, à son tour, la copie autographe n’a pu nous parvenir indemne. D’après la page de sommaire censée accompagner ce dossier, il nous manque les pages 3 et 4 qui contenaient les 20 vers des Chercheuses de poux (recto page 3) et les 20 premiers vers de L’Homme juste (verso page 4). Seuls les 55 derniers vers autographes de L’Homme juste nous sont parvenus aux pages 5 et 6. Or, fait remarquable, le quintil final de la copie Verlaine est devenu l’antépénultième dans la version autographe. Ainsi qu’en témoigne l’altération de l’écriture, il se trouve que Rimbaud a fini par ajouter dix vers à un poème qui n’en comportait que 65. Le choix de Verlaine pourrait s’expliquer par le désir de conserver le plus de strophes possibles de son ami. Malheureusement, comme s’il ne suffisait pas d’avoir égaré les vingt premiers vers de cette version autographe de L’Homme juste, on observe encore que l’auteur était certainement éméché au moment de rallonger son poème de dix vers : les nouveaux quintils sont si mal écrits qu’ils passent par endroits pour illisibles.

Inévitablement, ces lacunes ont compromis l’effort de publication. Rappelons après d’autres (Steve Murphy, etc.) les étapes de cette publication. Le 16 septembre 1911, Paterne Berrichon publie un état évidemment partiel du poème dans un article du Mercure de France, mais il ne publie que 45 des vers retrouvés et fait l’impasse sur les dix derniers. Il prétexte alors l’intervention d’une autre main et se montre soucieux des positions catholiques de son épouse, en réprouvant un final scatologique et apparemment blasphématoire. En 1929, Marcel Coulon parvient à publier, toujours dans le Mercure de France, l’avant-dernier quintil et le dernier vers. Visiblement, la cause des scrupules de Berrichon provenait de quatre vers qu’il avait refusé de communiquer. Ce qui suit montrera qu’il avait tout simplement eu peur de révéler au public son incapacité à déchiffrer un manuscrit de son dieu. En 1957, Paul Hartmann, qui propose une nouvelle édition des Œuvres d’Arthur Rimbaud au Club du meilleur livre, eut le privilège de consulter le manuscrit auprès de son collectionneur. Hélas, faute d’une approche de paléographe, son témoignage demeure frustrant quant au dernier quintil : « Nous ne sommes pas parvenus à résoudre l’énigme de la fin du 2e vers ; notre conjecture est présentée sous toutes réserves (on croirait plutôt deviner, sous les surcharges [sic], un didaines inexplicable). » Par ailleurs, il ne considère pas comme problématique le vers suivant qu’il transcrit ainsi : « Puis qui chante : nana, comme un tas d’enfants près » et il finit par imposer une solution alors invérifiable « – J’exècre tous ces yeux de chinois à bedaines ».

Depuis lors, les éditions des œuvres de Rimbaud signalent que deux vers du manuscrit de L’Homme juste n’ont pu être déchiffrés. A l’instar de Steve Murphy, nous pourrions adopter le profil bas, – plus honnête envers le lecteur, – d’une mise entre crochets des passages réputés illisibles.

Qu’il dise charités crasseuses et progrès…

– J’exècre tous ces yeux de chinois […]aines,

[…] qui chante : nana, comme un tas d’enfants près

De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :

O Justes, nous chierons dans vos ventres de grès.

En ce qui concerne le 3ème vers de notre citation, les éditions plus récentes préfèrent pour leur part la leçon « Mais qui chante ». Ceci dit, adversatif « Mais » ou adverbe « Puis », le singulier du verbe pose un problème d’accord, car la fonction sujet du verbe ne saurait correspondre au « Il » des propositions subjonctives précédentes, ni à cette « entraille emportée » qui ne peut s’extraire de la proposition comparative qui la contient, ni même nous reporter à l’ennui du locuteur. En réalité, et Steve Murphy a pressenti cette solution, le manuscrit porte la leçon « Nuit qui chante ». En 1999, il fait cette remarque essentielle : « La dernière lettre pourrait être un t avec la barre détachée de la hampe et non un s. On pourrait éventuellement lire Nuit. » Tout juste, car la barre est détachée au-dessus du mot suivant et une comparaison avec les N majuscules d’un autre manuscrit, tel Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, aurait dû emporter tout dernier scrupule.

Reste à résoudre le cas de la rime en « -aines ». Depuis 1994, il est aisé pour les chercheurs de consulter un manuscrit désormais conservé à la Bibliothèque Nationale de France et diffusé sous forme de fac-similés dans divers ouvrages rimbaldiens. Et pourtant, tout se passe comme si ce manuscrit qui n’est pas même raturé inspirait de la défiance, comme s’il ne pouvait rencontrer son Champollion. Outre les habitudes et ornières qui font que les amateurs se sont habitués et accommodés à la lecture erronée de Paul Hartmann (ou à sa variante arbitraire « à fredaines »), un blocage psychologique explique en grande partie l’échec rencontré dans l’élucidation de ce vers. Le meilleur témoignage semble s’en trouver dans l’édition révisée en l’an 2000 des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud pour les Classiques Garnier par André Guyaux. L’établissement du texte s’accompagne de notes de bas de page. Or, à la page 113, le vers 72 est établi comme suit : « - J’exècre tous ces yeux de Chinois [à be]daines, » mais la note a propose à notre grand étonnement un déchiffrement manuscrit sensiblement différent : « - Ô j’exexre tous ces ces yeux de Chinois dudaines ». La majuscule à Chinois est une aberration facile à rejeter au vu du manuscrit. En revanche, la note de bas de page avoue la prise en considération d’un vocatif « Ô » refoulé jusqu’à présent par la totalité des éditeurs du poème. En 1999, l’édition philologique même de Steve Murphy commet l’erreur d’affirmer la surcharge de ce Ô majuscule par le J majuscule du pronom en fonction sujet. En réalité, le manuscrit ne permet pas de considérer qu’il y a suppression du vocatif. Au contraire, celui-ci ne fait que mordre sur le début de la boucle du J majuscule, comme pour le transformer en j minuscule. Le vers vient de gagner une syllabe ! Ainsi, il n’est plus dès lors question que de rechercher une seule syllabe manquante et non deux pour former un alexandrin : « – Ô j’exècre tous ces yeux de chinois […]aines » Rappelons que le défaut de deux syllabes pour ce vers rendait d’autant plus dérangeante la très courte graphie illisible du manuscrit. Mais la note de bas de page d’André Guyaux propose elle un vers faux qui compte une syllabe de trop et nous révèle quelques excentricités du manuscrit. S’il est facile de corriger l’orthographe du verbe « exècre » gratifiée d’un second x (« exèxre »), le redoublement du déterminant « ces » pose un autre type de problème. S’agit-il d’un effet voulu, recherché par Rimbaud ? Et quelle syllabe supprimer, celle du vocatif, celle d’un des deux déterminants, celle même qui est illisible ? Une consultation du manuscrit permet aisément de répondre, à condition d’avoir quelques connaissances en histoire de la versification.

Rimbaud a voulu composer un alexandrin avec une césure audacieuse sur un mot grammatical monosyllabique solidaire du syntagme qu’il introduit. Ce procédé qui vient du théâtre de Victor Hugo s’est amplifié à partir de 1855 dans le champ de la poésie lyrique. Rimbaud a voulu transcrire tel exemple de premier hémistiche : « – Ô j’exècre tous ces », puis il a relevé la plume. La suite du vers (« ces yeux de chinois… ») est d’une encre moins appuyée et cette différence s’établit précisément de l’un à l’autre des déterminants « ces » successifs. Rimbaud a commis une simple erreur d’inattention, en reportant une seconde fois le proclitique. Son deuxième hémistiche devait être le suivant : « yeux de chinois […]aines ». En résumé, le rétablissement du « Ô », l’évident piétinement à la césure pour le déterminant « ces » et la brièveté des solutions « didaines » et « dudaines » jusqu’ici proposées, tout invite à considérer qu’il ne manque qu’une seule syllabe à cette fin de vers. En effet, le « Ô » vocatif est dans le premier hémistiche et nous avons déjà cinq syllabes élucidés pour le second à condition de prendre en considération la frontière supposée par ce dédoublement du déterminant « ces ». Or, si on veut bien comparer les graphies des lettres, il est évident non seulement qu’un mot se terminant par « daines » rime avec « soudaines », mais même que Rimbaud a écrit la séquence « ou daines ». Certes, il manque un espace entre les deux mots et le « o » de la conjonction est mal bouclé, mais celui-ci ressemble justement à la graphie du « o » de « soudaines ». Nous avons donc une rime enrichie sur la droite : « ou daines » : : « soudaines ». La consultation patiente d’un dictionnaire classique ou celle rapide d’un dictionnaire des rimes impose l’évidence, il n’existe pas d’adjectif masculin (accord avec « chinois ») se terminant par le très peu masculin « daines » qui puisse défendre la moindre alternative de lecture. Les daines, femelles du daim, sont à leur place dans un poème qui abonde en métaphores animales et expressions de la douceur idiote. Le lecteur peut trouver plus naturel la conjonction « de chinois ou de daines », il n’en reste pas moins que la leçon « yeux de chinois ou daines » est grammaticalement correcte. Rimbaud a placé les termes au pluriel « chinois » et « daines » en facteur commun pour exprimer non pas tant une équivalence entre « yeux bridés » et « yeux de biche » qu’entre le regard doux et chantant d’un chinois bon vivant[1] et celui d’un gentil habitant de la forêt. L’idée est que la daine se pose en proie et non en prédateur, tandis que les statues de magots chinois était une scie critique d’époque comme en témoignent tels propos rapportés, sans son adhésion, par madame de Blanchecotte, dans Tablettes d’une femme pendant la Commune : « Allez-vous-en donc avec votre général, avec votre Clément Thomas, vous pouvez bien le mettre devant votre cheminée comme un Chinois de paravent, lui qui nous a fait la rue Transnonain ! ! ! ».

Enfin, la rime rarissime « soudaines » : : « daines » se rencontre dans un poème d’Ernest d’Hervilly dont un extrait est cité, avec un hommage appuyé, par le théoricien des rimes Théodore de Banville dans son article intitulé Les Livres pour la revue L’Artiste, en mars 1872, où il rend compte notamment de la publication du recueil Les Baisers[2].

Avec sa grâce brusque et ses fuites soudaines

Qu’ont sous les coudriers les merles et les daines…

Cette citation par Banville est comme une garantie suprême de la viabilité de cette rime, mais la réponse voilée de Rimbaud semble également l’indice de ce que les dix vers ajoutés au poème L’Homme juste ne l’ont pas été naturellement et ont forcé la structure initiale du poème. Etant donné que le dossier de 24 pages contient un manuscrit autographe daté par Verlaine de « Fév. 72 », Les Mains de Jeanne-Marie, il est tentant de penser à une composition justement autour du mois de mars 1872, quand Verlaine doit éloigner Rimbaud de Paris pour satisfaire sa femme et… les Vilains Bonshommes. Il pourrait s’agir d’un ajout de colère suite à l’incident Carjat, où, selon certains témoignages, Ernest d’Hervilly a essayé de s’interposer. Les lettres de Verlaine à ses « derniers » amis Emile Blémont et Edmond Lepelletier, dès son arrivée en Angleterre, révèlent par leurs interrogations amères combien Hervilly, Pelletan et Mérat furent particulièrement en colère contre Rimbaud et lui. L’idée d’un ajout si tardif pour un poème de juillet 1871 expliquerait même le fait que Verlaine ait eu accès à un texte si peu soigné (« exèxre », « tous ces ces »). Le pluriel des « Justes » au dernier vers enregistrerait le sentiment de crise et rupture avec un milieu de poètes parisiens dont Rimbaud a, par sa faute, épuisé la patience.

Tenu au courant de notre découverte, André Guyaux a considéré, dans sa récente édition de la Pléiade des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud, que nous n’émettions qu’une « conjecture » pour le mot à la rime, conjecture motivée par la présence de la rime « soudaines » : : « daines » dans l’œuvre d’Hervilly, et il a donné une autre leçon erronée à laquelle il nous est impossible de souscrire, puisqu’il fait apparaître une virgule supplémentaire et que ce n’est ni un e ni même un d qui peuvent se lire sur le manuscrit :

– Ô j’exècre tous ces yeux de Chinois [, de daines],

ce qui nous incite à offrir la possibilité aux lecteurs de juger sur pièce en accompagnant cet article d’une photo de la partie manuscrite supposée illisible. Que l’on compare tout simplement le mouvement de notre « o » mal bouclé avec la boucle du « o » de « soudaines ». Tout est là. (Cliquer sur l'image pour agrandir)



[1] Pique ironique qui rappelle à Hugo sa critique du bon bourgeois dans sa maison au temps des Châtiments, suggestion déjà formulée par M. Ascione dans l’éditon de l’œuvre-vie d’Alain Borer.

[2] La revue et l’article peuvent être consultés sur Gallica.

dimanche 24 octobre 2010

"Il n'y a que trois villes supportables au poète : Paris, Constantinople et Marseille" ARTHUR RIMBAUD

Dans un article du Mercure de France du 16 janvier 1912, intitulé : "Considérations sur Paul Verlaine"(p.263), le poète et policier Ernest Raynaud écrivait : Je me souvenais d'une confidence d'Arthur Rimbaud : " Il n'y a que trois villes supportables au poète : Paris, Constantinople et Marseille". Cette confidence, Raynaud ne la tenait pas directement de Rimbaud qu'il n'avait pas connu, mais il pourrait la rapporter de deux témoins priviligiés de Rimbaud : Verlaine et Charles Cros qu'il avait rencontrés dès 1882-1883. Surtout, il avait très bien connu Verlaine. Raynaud était un des premiers poètes à s'intéresser vivement à Rimbaud qu'il avait pastiché plusieurs fois. Il était intervenu aussi dans la transmissions de plusieurs manuscrits inédits du poète de Charleville. On peut considérer que le commissaire Raynaud est un témoin fiable et qu'il n'a pas inventé ce témoignage jamais relevé encore par les rimbaldiens. On jugera de l'intérêt de cette phrase si elle a été prononcée par l'auteur de "Villes".On peut consulter l'article ici. Jacques Bienvenu.

jeudi 14 octobre 2010

Polémique autour du visage de Rimbaud. Première partie. PAR JACQUES BIENVENU

Exemplaire 497. Collection J.Bienvenu. Copyrith réservé


Que nous importe la tête du voyageur traversant le Saint-Gothard en 1875 ou celle du vagabond venant offrir ses services à la maison Bardey en 1880 ?
Pierre Petitfils, « L’œuvre et le visage d’Arthur Rimbaud », Nizet 1949, p.267.



Le dossier annoncé, concernant la polémique autour du visage de Rimbaud, commence ici. Il nous paraît indispensable d’effectuer un retour en arrière d’une soixantaine d’années, sans lequel le débat d’aujourd’hui serait incompréhensible, comme nous le montrerons. Dans cette première partie, nous présentons deux documents et l’intégrale de la controverse qui s’est déroulée du 28 avril au 28 juillet 1951 dans les colonnes du Figaro littéraire, hebdomadaire qui était édité chaque samedi. Les deux documents consistent d’abord en une reproduction fidèle à l’originale. Elle a été faite à partir d’un tirage à part sur grand papier effectué le 4 mai 1951 sur les presses de l’imprimerie André Tournon. Les reproductions de ce portrait avaient surtout été publiées jusqu’à présent en noir et blanc comme dans l’album Pléiade sur Rimbaud. Toutefois, M. Lefrère en a donné une dans « Face à Rimbaud », en couleur, mais elle est de mauvaise qualité car elle n’est pas fidèle à l’original. Il a obtenu cette reproduction de l’agence photographique Namut[sic]-Lalance/SIPA. Le second document représente le verso du portrait tel qu’il a été montré à l’exposition de 1954 à la Bibliothèque nationale. Il comporte une note inédite de René Char concernant le portrait, qui est présenté à ce moment-là comme lui appartenant. M. Lefrère a mal retranscrit le nom donné par Garnier « Raimbaut » en « Rimbaut », dans sa biographie de Rimbaud et dans le texte de « Face à Rimbaud » qui n’est d’ailleurs qu’un copier-coller de celui de ladite biographie. La seconde partie de ce dossier sera consacré à des documents et des commentaires sur le portrait présumé de Rimbaud par Garnier. On comprendra alors le lien capital avec la polémique actuelle, puis je donnerai une suite importante de ce dossier qui pourrait réserver quelques surprises. On se contente ici de jeter les bases du débat du portrait Garnier.

Un portrait inconnu de Rimbaud (28 avril 1951)

Nos lecteurs ressentiront probablement une surprise égale à la nôtre en voyant ce portrait censé figurer Rimbaud en 1872. Mais René Char et Jacques Dupin, et avec eux maints bons esprits, croient à l’authenticité de la peinture que nous reproduisons (reproduction qui fixe, hélas ! moins que l’original certains points de concordance avec le visage déjà connu du poète). Pourquoi ne point les croire ? ...en attendant le démenti possible d’autres rimbaldisants. L’affaire, en tout cas, ferait moins de bruit que n’en fit « La chasse spirituelle ».

En 1937, M. Albert Tenaillon, conservateur du musée Vivenel à Compiègne, faisait l’achat chez M. Baumone, antiquaire de la ville, d’un portrait de jeune homme peint à l’huile sur carton. Ce portrait, signé A. Garnier, mentionnait comme date d’exécution : 1873. Cependant, au dos du carton figuraient les lignes suivantes écrites et signées d’une encre pâlie, mais très lisible :

Portrait du Poëte Arthur Raimbaut.
Je l’ai fait en 1872 à Paris, Bard d’Enfer,
en face la porte du Cimetière Montparnasse.- Garnier.

M. Albert Tenaillon, aujourd’hui conservateur honoraire, s’enquit auprès de l’antiquaire de la provenance de ce portrait. Il lui fut répondu qu’il avait été cédé contre une petite somme d’argent par un capitaine de gendarmerie, le capitaine Guy. L’antiquaire ignorait la personne et l’œuvre de Rimbaud.
En possession de ce portrait dont nous donnons ci-contre la reproduction, nous nous sommes attachés à retrouver la trace du peintre qui en est l’auteur. Nous croyons que ce ne peut être qu’Alfred-Jean Garnier, né à Puiseaux, qui exposa diverses œuvres au salon de Paris, de 1874 à 1878. On lui doit entre autres une tête de l’acteur Truffier, un assassinat du duc de Guise et une Solange.
La manière de Garnier, toute académique, reflète l’enseignement de son maître Cabanel ; toutefois, il ne lisse pas ni ne dramatise artificiellement les traits du modèle, mais vise, au contraire, à faire ressemblant.
Tel parait être cet Arthur Rimbaud(1) qu’il a rencontré et peint en l’orthographiant ensuite Raimbaut.
René Char et Jacques Dupin.

(1) « ... Là, je bois de l’eau toute la nuit. Je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j’étouffe. Et voilà. » ( A. Rimbaud ; Lettre à E. Delahaye. Paris, juin 1872.)


Bravo et merci pour Rimbaud (5 mai)

M. PIERRE PETITFILS, rédacteur en chef du Bateau ivre (bulletin des amis de Rimbaud), nous écrit au sujet du portrait présenté par René Char et Jacques Dupin dans notre précédent numéro :

Il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d’une œuvre authentique : la signature de l’artiste l’atteste, le lieu de la composition (qui fixe la date : début 1872, quand Rimbaud habitait rue Campagne-Première, près du boulevard d’Enfer devenu Raspail) – mais surtout la ressemblance, qui est bouleversante. Elle saute aux yeux si l’on rapproche ce document des portraits connus d’Isabelle Rimbaud : ces boursouflures au bas du visage, ces lèvres épaisses sont caractéristiques. Ce portrait donne à penser que peut-être Fantin-Latour a un peu idéalisé son modèle, car la fidélité est ici brutale, photographique, pour ainsi dire. C’est un document vraiment extraordinaire et d’autant plus précieux qu’il date de l’époque cruciale de la vie du poète. Il a renoncé, dirait-on, à jouer les voyous insupportables, il a tondu sa chevelure provocante, son air est plus rassis, mais les yeux, malgré leur tristesse, gardent trace de cette gaîté mystificatrice et féroce qui ne l’abandonna jamais. Je puis l’affirmer : ce portrait est le meilleur – de loin – de tous ceux que nous possédons de Rimbaud. Encore une fois bravo, et merci.

En transmettant ces compliments à René Char et Jacques Dupin qui sont seuls à les mériter, car nous n’avions osé, formellement, garantir l’authenticité de l’œuvre reproduite dans nos colonnes, informons nos lecteurs, selon le vœu de notre correspondant, que le dernier numéro du Bateau ivre « contient des vers inédits (et authentiques) de Rimbaud ».


SUR UN PORTRAIT INCONNU DE RIMBAUD (19 mai)

M. DANIEL-A. DE GRAAF, correspondant hollandais du Bateau ivre en Zélande, nous adresse sa « réaction à la réaction » de M.Petitfils, au sujet du portrait inédit de Rimbaud qu’ont présenté ici-même MM. René Char et Jacques Dupin. Il se déclare pour l’authenticité, mais...
Il n’y a qu’un seul argument à faire valoir à l’appui de la thèse de MM. Char et Dupin, et à la défense qu’en a faite M. le rédacteur en chef du Bateau ivre : c’est de faire la supposition que Garnier a rendu les traits du jeune homme qui surgit devant lui, à cet endroit situé aux confluents du cimetière et de l’enfer, non pas en 1872, comme il le prétend , ni même en 1873,mais plutôt en 1878, date à laquelle Rimbaud fit sa dernière apparition à Paris. Alors le poète, quelque peu rassis, tout en gardant les traits indélébiles de ses « matinées d’ivresse d’antan », présenta en effet l’aspect de cette « ingénuité amèrement rassise » dont parle une des Illuminations faisant allusion à une période dont je fais remonter – ensemble avec M.Antoine Adam- l’avènement à une époque plus récente qu’on a admis jusqu’ici.
Figure démoniaque ? Il est candide à notre sens d’attribuer à tout prix une figure littéraire au visage réel de Rimbaud.


UNE PREUVE TIREE ... PAR LES CHEVEUX (26 mai)

M. JEAN DARTHET, d’Ostende, se refuse à admettre que le portrait inconnu de Rimbaud que nous avons publié représente bien le poète :
Comparons les portraits connus de Rimbaud à celui-ci. Examinons-le soigneusement et que remarquons-nous ? La disposition des cheveux diffère. Au lieu d’être à la gauche, la ligne de séparation des cheveux se trouve maintenant à la droite. Or nous pouvons constater le fait psychologique qu’un homme – et Rimbaud, vu son caractère, plus que tout autre – ne change pratiquement jamais la disposition de ses cheveux.
Comme, d’autre part, d’après les déclarations mêmes de MM. Char et Dupin, la méthode de Garnier consistait à faire ressemblant, j’ai une raison de plus pour douter si « Raimbaut » serait vraiment Rimbaud.

Est-il vraiment plus difficile de changer de coiffure ...que de mode de vie ? Or il est acquis que le poète de « Changer la vie » était susceptible de vastes changements.
L’original du portrait de Rimbaud que nous avons mis en débat est exposé actuellement à la librairie Pierre à Feu, Galerie Maeght.
D’autre part, M. Jacques Dupuis (8, avenue du Parc, à Vanves) en a fait faire une lithographie en couleurs (tirage cinq cents exemplaires) pour les rimbaldiens.



CE RIMBAUD-LA N’EST PAS RIMBAUD ! (9 juin)
DECIDEMENT, le scepticisme à l’égard du portrait présumé de Rimbaud, peint par Garnier à Paris en 1872, ne fait que croître. M. Michel Steichen, de Paris en conteste l’authenticité en historien.

Rimbaud a séjourné à Paris de septembre 1871 à mars 1872, puis en mai-juin pour partir à Londres le 7 juillet en compagnie de Verlaine. Il ne reviendra plus à Paris au cours de l’année ; le portrait retrouvé aurait donc été fait dans les premiers mois de 1872. Rimbaud, né le 20 octobre 1854, n’avait alors guère plus de 17 ans.
Ces deux courts séjours correspondent à la période cruciale de la vie du poète : fin 1873, il a définitivement renoncé à la littérature ; le poète est mort à dix-neuf ans.
Cette vie intérieure intense se manifeste, à l’extérieur, par un souverain mépris des convenances. Ce sont les réunions des « vilains bonshommes », l’ « Académie d’Absomphe » (cette sauge des glaciers !), une scandaleuse tenue. Quand Verlaine le prie, en mai, de venir le rejoindre, il lui dit : « faire en sorte, au moins quelque temps,d’être moins terrible d’aspect qu’avant : linge, cirage, peignage... » ( Lettre de mai 1872).
Le portrait que vous nous faites connaître peut-il représenter le garçon de dix-sept ans, « terrible d’aspect », tel qu’on peut se l’imaginer ? Franchement non !

Telle est, aussi, l’impression qui s’impose d’abord. Mais, si M. Steichen était allé voir la peinture à la Galerie Maeght, il aurait été frappé comme nous des points de correspondances de ce portrait avec ceux déjà connus- et sûrs- de Rimbaud.


CE RIMBAUD-LA N’EST PAS RIMBAUD (23 juin)
M. JULES LEPARC, de Paris, vient grossir le nombre de ceux qui se refusent à admettre l’authenticité du portrait peint par Garnier :

Verlaine a écrit que Rimbaud, à son arrivée à Paris, avait un visage parfaitement ovale d’ange en exil, une vraie tête d’enfant, dodue et fraîche. C’est bien avec une tête d’enfant que Fantin-Latour l’a vu à la fin de 1871. Au contraire c’est un adulte que Garnier a peint, « un jetie[sic] petit vieux », à mine triste.
... On a pensé que le portrait avait été exécuté par Garnier au début de l’année 1872, lorsque Rimbaud logeait rue Campagne-Première, dans le voisinage du boulevard d’Enfer. Mais le carton précise qu’il a été fait boulevard d’Enfer, « en face la porte du cimetière Montparnasse ». Le cimetière avait donc une porte boulevard d’Enfer. Il faudrait dire en quel point de cette voie elle était située
Rimbaud arriva rue Campagne-Première vers le 1er janvier 1872, et l’on sait, d’une façon certaine, qu’il en était parti à la fin du mois de mars suivant. Le portrait, peint dans la rue, aurait été fait par une journée d’hiver ? Disons seulement qu’on peut, à bon droit, s’en étonner...
Tant de déductions terriblement précises sont-elles le bon chemin vers la vérité ?



UNE EXPERTISE CONTESTEE (28 juillet)

S’il y a des textes qui ne sont pas de qui l’on croit, il y a des portraits qui, peut-être, ne représentent pas du tout qui l’on suppose...
Celui-ci, présumé de Rimbaud, que nous redonnons à la demande de nombreux lecteurs, a suscité, depuis sa parution dans nos colonnes, au mois d’avril, beaucoup de lettres passionnées, tantôt pour, tantôt contre.
Rappelons qu’il porte, au dos du carton : « Portrait du poète Arthur Rimbaud. Je l’ai fait en 1872 à Paris, boulevard d’Enfer, en face la porte du cimetière Montparnasse. – Garnier. »
Rappelons aussi que René Char et Jacques Dupin le tiennent pour une incontestable représentation du poète.
Mais ne nous dissimulons pas qu’il n’y a pas moins de difficultés, parfois, à authentifier un visage qu’une œuvre.

Fin de la polémique


Note : on peut cliquer (deux fois) sur les images pour agrandissement

Voir la deuxième partie 

mardi 12 octobre 2010

Le passage de Rimbaud et Verlaine à Charleroi en 1872, PAR DAVID DUCOFFRE

Sur la seule foi du recueil Romances sans paroles qui égrène une série de stations dans des villes belges, tous les biographes admettent sans hésitation que Verlaine et Rimbaud, après avoir quitté Paris le 7 juillet 1872, se sont donc rendus directement à Bruxelles, en s’accordant au préalable deux escales précises à Walcourt, puis Charleroi. Ils seraient ensuite demeurés deux mois dans la capitale, avant de partir pour l’Angleterre en passant par Malines, sauf que le départ n’eut lieu qu’en septembre et point en août comme il semble indiqué par la datation du poème homonyme. Le point de vue a donc été nuancé en ce qui concerne Malines, ville située à peu de distance de Bruxelles. En revanche, l’idée d’un trajet rapide en ligne droite de Paris à Bruxelles en passant par Walcourt et Charleroi est demeurée le modèle de compréhension sine qua non pour la période du 7 à la mi-juillet. Certes, un billet de Verlaine à son ami Edmond Lepelletier semble confirmer l’idée de multiples escales à ce moment-là :

Mon cher Edmond,

Je voillage vertigineusement. Ecris-moi par ma mère, qui sait à peine « mes » adresses, tant je voillage ! Précise l’ordre et la marche. Rime-moi et écris-moi rue Lécluse, 26. – Ça parviendra – ma mère ayant un aperçu vague de mes stations… psitt ! psitt ! – Messieurs, en wagon !

Ton P. V.

Mais les adresses ne sont sans doute pas celles que l’on imagine. Les changements de direction concerneraient plutôt les étapes françaises du voyage. Qui plus est, si la mère de Verlaine pouvait être au courant de passages à Arras et Charleville, villes où l’un ou l’autre poète avait des attaches, et si elle avait nécessairement connaissance de la destination bruxelloise, on ne voit pas très bien comment elle aurait été tenue au courant d’arrêts imprévisibles dans les villes de Walcourt ou Charleroi. Verlaine n’avait aucun moyen de préciser à l’avance une adresse d’hébergement dans des villes qui lui étaient inconnues. Et puis, comment madame Verlaine aurait-elle pu envoyer du courrier à son fils, lors de simples escales ? Verlaine enverrait une lettre de Charleroi, ou mieux de Walcourt, à son ami Lepelletier, pour que celui-ci écrive à l’adresse de la belle-famille de Verlaine, mais à l’intention de madame Verlaine, laquelle ferait enfin repartir le courrier pour on ne sait quelle adresse provisoire de Verlaine en Belgique, sans se demander quand la réponse parviendra ! Cela ne tient pas la route. La lettre de Verlaine est pour partie fantaisiste et exagérée. Madame Verlaine ne pouvait que tout simplement envoyer la lettre de Lepelletier à Bruxelles. En jouant les mystérieux, notre poète a égaré les biographes qui ont confondu second et premier degré.

Mais il y a pire. Rimbaud et Verlaine n’ont guère eu le temps de faire une escale à Walcourt et Charleroi entre le 7 juillet, date de leur départ, et le 22 juillet, date d’arrivée de Mathilde à Bruxelles pour voir son mari. En effet, d’une part, nous savons que Rimbaud et Verlaine ont mis quelques jours pour traverser la frontière belge, et, d’autre part, la rencontre des époux Verlaine s’explique par un échange de courriers qui suppose donc une installation bruxelloise précoce. Ceux qui ne sont pas indifférents à ces problèmes de logique se contenteront peut-être de considérer paresseusement que les deux compères ont pris le train pour Bruxelles, mais que, entr’aperçue de la fenêtre d’un wagon, la ville de Charleroi a bien pu inspirer spontanément un poème à Verlaine. Qui plus est, pour deux alcooliques, Walcourt serait une excellente idée d’étape entre la frontière ardennaise et la capitale belge. Ne rions pas : c’est la thèse banale et elle a été reconduite par Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie Arthur Rimbaud, parue en 2001. Voici sa version du trajet et nous aimerions en connaître la source si bien informée :

[…] les deux bourlingueurs « férus d’une mâle rage de voyage » prirent un train pour Bruxelles dans la première gare de village qu’ils rencontrèrent après la frontière. Ils passèrent par Walcourt et Charleroi, ces noms de localité qui sont aujourd’hui des titres de poèmes.

Le chapitre XIII de cet ouvrage, intitulé Deux spectres joyeux, nous fait le récit du séjour belge de 1872. D’après les témoignages, Rimbaud et Verlaine ont disparu dans la matinée du 7 juillet, mais ils n’ont pris le train pour Arras qu’à la nuit venue, « vers dix heures du soir » (dixit Verlaine dans Mes prisons). Le 8 juillet, ils ont passé une journée mouvementée à Arras, laquelle journée est racontée de manière sibylline par Verlaine dans son volume biographique Mes prisons. On ne saura jamais pour quelles raisons précises les deux poètes, tout de même complètement saouls, ont été emmenés à la gendarmerie : les archives ont refusé de parler. Toujours est-il que l’adulte et le mineur ont été réexpédiés dans un train pour Paris. Finalement, ce n’est que le 8 juillet au soir que les deux poètes quittèrent effectivement la capitale française pour la Belgique. Nous avons déjà perdu un jour !

Mais, il convient encore une fois d’être plus nuancé. Le 8 juillet au soir, nos deux poètes ont pris le train pour Charleville, la ville du poète adolescent. Ils se seraient rendus chez leur ami commun Bretagne, celui-là même qui semble les avoir mis en contact auparavant. Pierquin a prétendu livré les confidences de Bretagne à ce sujet. Après une journée de beuverie, donc le 9 juillet, les deux poètes seraient partis à pied de nuit et ils auraient ainsi traversé la frontière vers trois heures du matin, le 10 juillet, « à Pussemange, premier village belge, à 15 kilomètres environ de Charleville » (Mercure de France, mai 1924). Selon Pierquin toujours, il s’agissait d’éviter les « gares de la frontière » et les « douaniers indiscrets ». Le beau-frère posthume de Rimbaud, Paterne Berrichon, a d’ailleurs témoigné en ce sens. La mère d’Arthur aurait eu vent de la rencontre du 9 juillet des deux poètes avec Bretagne, et elle aurait même interrogé celui-ci.

Toutefois, ce témoignage n’est ni précis, ni fiable. Nous n’avons connaissance de poursuites entamées à la demande de madame Rimbaud qu’à partir du 6 août, 18 jours après la rencontre bruxelloise de Verlaine avec Mathilde. Il s’agit de la lettre bien connue du commissaire en chef de police de Bruxelles à l’administration de la Sûreté publique, celle qui comporte, dans la marge, l’ajout au crayon rouge « a été franc tireur » à propos de Rimbaud, ainsi qu’un résumé du procès de Verlaine l’année suivante :

Bruxelles, le 6 août 1872, Monsieur l’Administrateur, J’ai l’honneur de vous envoyer la lettre d’un sieur Rimbaud de Charleville, qui demande à faire rechercher son fils Arthur, qui a quitté la maison paternelle en compagnie d’un [biffé : jeune homme] nommé Verlaine, Paul. Il résulte des renseignements recueillis que [biffé : le jeune] Verlaine est logé à l’hôtel de la Province de Liège rue du Brabant à St Josse-ten-Noode, [biffé : la demeure de Rimbaud n’a pas été découverte, il est cependant à supposer qu’il habite avec son ami quant au n(omm)é Rimbaud, il n’a pas été annoncé jusqu’ici à mon administration.] »

Cette lettre confond « V. Rimbaud » avec un homme et les biographes admettent mollement que madame Rimbaud a eu connaissance du passage de Rimbaud à Charleville le 9 juillet et a interrogé Bretagne sur sa destination tout aussitôt, ce que cette lettre n’établit pas. Madame Rimbaud a très bien pu apprendre la nouvelle fugue de son fils suite à une lettre anonyme postérieure au séjour bruxellois de Mathilde autour des 21 et 22 juillet, sinon suite à la lettre de Verlaine à Mathilde où il communique son adresse. Les ratures de cette lettre bien postérieure au 9 juillet soulignent avec insistance le statut d’homme marié de Verlaine. Le document précise encore que seul Verlaine est localisé, ce qui coïncide étrangement avec la rencontre seul à seule ménagée par Verlaine avec sa femme. La mention corrompue du nom de l’hôtel où est descendu Verlaine (Hôtel de la province de Liège à Grand hôtel liégeois) fait songer à la déformation banale d’un témoignage privé, quand la personne qui reçoit le message ramène l’information à son champ de connaissances. En effet, si la source avait été d’emblée le fait d’un enquêteur, les chances de corruption du nom eurent été moindres. Les sources d’information de madame Rimbaud, puis du commissaire, provenaient sans doute toutes deux de l’entourage de la famille Mauté. Le témoignage de Berrichon pouvant avoir pour objectif de détourner l’attention d’un épisode de calomnie vécu par Vitalie Rimbaud, contentons-nous donc d’accepter de prendre au sérieux la seule allusion à une étape carolopolitaine avec séjour chez Bretagne.

Dans un tel cas de figure, Rimbaud et Verlaine n’ont franchi la frontière que le 10 juillet à trois heures du matin. Ils ont déjà deux journées de beuverie derrière eux. Vu la somme d’événements qui ont nécessairement précédé l’arrivée de Mathilde le 22 juillet à Bruxelles, il faut donc considérer que Rimbaud et Verlaine, qui avaient sans doute besoin aussi de repos, se sont arrêtés à Walcourt. D’après le poème de ce nom compris dans les Romances sans paroles, les deux poètes auraient alors profité d’un troisième jour de guindaille consécutif ! Puis, ils se seraient arrêtés dans la ville ouvrière de Charleroi, ce qui laisse supposer à tout le moins qu’ils prirent le temps d’une visite. Va-t-on croire que Rimbaud, qui seul connaît alors l’endroit, a communiqué à un Verlaine bien calfeutré dans son wagon toutes les idées nécessaires à la composition d’un poème bien senti au sujet d’une telle ville industrielle, pleine de souffrances modernes ? Aucun biographe n’a jamais tenté d’expliquer ces deux escales entre la frontière (près de Pussemange ?) et Bruxelles, ni par des changements de train imposés, ni autrement. Mais, ce qui est certain, c’est que, dans de telles conditions, Rimbaud et Verlaine ne seraient parvenus à Bruxelles au mieux que le 12 juillet. Dès lors, comment est-il possible qu’entre le 12 et le 22 juillet, plusieurs courriers aient été échangés entre les époux Verlaine ? Le service postal au dix-neuvième siècle ne supposait-il aucun jour de délai ? Dur à croire. Or, une partie du témoignage de Mathilde a été négligée par ce chapitre XIII de Lefrère. Dans son écrit Mémoires de ma vie, la femme de Verlaine précise qu’elle a reçu une première lettre déjà très assombrie de son mari, puis une seconde quelques jours après. Et elle cite des passages de ces deux lettres ! Et il ne faut pas oublier que Mathilde nous apprend que Verlaine est entré en contact avec des réfugiés communards à qui Rimbaud plaît beaucoup, information tout de même fondamentale. Mathilde a ensuite envoyé un télégramme à Verlaine pour annoncer sa venue et elle a pris le train avec sa mère le soir du 21 juillet. Informé à temps, Verlaine a quitté sa chambre d’hôtel pour une autre de manière à éviter une rencontre entre épouse et amant. Il a simplement laissé un billet à sa femme pour permettre des retrouvailles le 22 à huit heures du matin. En à peine dix jours (les trains de nuit sont matinaux), il nous faudrait admettre les envois et réceptions de deux lettres et d’un télégramme, plus une prise de contact rapide avec le milieu des réfugiés communards qui a dû précéder l’envoi de la seconde lettre, puisqu’elle en parle. Si cela reste matériellement possible, il devient de plus en plus évident que les stations à Walcourt et Charleroi furent brèves. Au vu des courriers échangés, il est même fort plausible que Rimbaud et Verlaine sont plutôt arrivés à Bruxelles le 11 juillet, sinon le 10. Mais cette probabilité n’a pas pesé parce qu’il a été considéré comme d’emblée nécessaire de réserver un sort au témoignage du recueil Romances sans paroles qui évoque une succession d’étapes du type Walcourt, Charleroi, Bruxelles, Malines. L’idée qui s’est imposée, c’est que Verlaine et Rimbaud, n’ayant fait que passer à Walcourt et Charleroi, ont séjourné deux mois à Bruxelles. C’est encore une fois la thèse reprise par Lefrère, même si celui-ci arrive à accepter que, pourtant, la mère de Verlaine a eu une impensable vague idée des adresses d’étapes plus que succinctes des deux poètes à Walcourt et Charleroi :

[…] Elisa Verlaine était au courant du voyage et de ses étapes.

Rimbaud et Verlaine allaient séjourner près de deux mois à Bruxelles. Ils logèrent, au moins dans les premiers temps, au Grand Hôtel liégeois, 1, rue du Progrès, à l’angle de cette rue avec la rue des Croisades et la place des Nations (aujourd’hui place Rogier). Verlaine connaissait déjà cet hôtel très proche de la gare du Nord, situé à la lisière de la commune de Saint-Josse-ten-Noode : il y était descendu avec sa mère en août 1867 lorsqu’il était allé saluer Victor Hugo […]

En réalité, Elisa Verlaine ne pouvait guère connaître que deux étapes du voyage, l’étape à Arras et le point de chute à Bruxelles. Rien ne permet d’affirmer qu’une étape à Charleville ait été initialement envisagée après un passage à Arras. De manière imprévue, les deux poètes ont été refoulés dans le Pas-de-Calais. Personne ne peut dire le temps qu’ils comptaient y demeurer. Ils auraient pu y séjourner quelques jours, comme ils auraient pu gagner directement la Belgique et non Charleville la nuit venue. A partir de là, puisque les lignes de chemin de fer pour Bruxelles ne sont pas les mêmes selon qu’on part d’Arras ou de Charleville, on ne voit pas au nom de quoi madame Verlaine aurait eu connaissance d’escales projetées à Walcourt et Charleroi, à moins de considérer que le passage à Charleville était prévu et donc nécessaire. Mais, dans ce dernier cas de figure, il n’en reste pas moins que, d’une part, l’incident d’Arras a probablement faussé les prévisions en termes de dates de passage, et que, d’autre part, Verlaine, à son époque, n’a pas pu utiliser internet pour cerner un endroit où loger et puis pour réserver sa chambre dans chacune de ces villes qui lui étaient inconnues. Pourtant, les biographes des deux poètes placent implicitement toutes les escales supposées du voyage sur un même plan d’importance, ce qui n’est pas très cohérent. En réalité, seule la section de Paysages belges des Romances sans paroles témoigne d’un passage des deux poètes dans les villes de Walcourt et de Charleroi, cependant que la lettre citée plus haut de Verlaine à Lepelletier ne dit pas un mot de ces deux villes, encore moins que sa mère est au courant d’adresses en Belgique. Elle savait pour Arras, elle savait pour le Grand hôtel liégeois à Bruxelles, et c’est probablement tout. Elle n’avait aucune raison d’être au courant pour une courte étape improvisée à Charleville, et rien ne prouve que nos deux poètes ne se sont pas rendus directement à Bruxelles, une fois la frontière traversée. Ils ont pu voyager à Walcourt et Charleroi, un peu plus tard !

L’échange de courriers entre les époux Verlaine rend toutefois improbable l’idée que les poètes aient quitté une première fois Bruxelles avant le 22 juillet, jour où Mathilde a embarqué ou su entraîner son mari jusqu’à la frontière. Rappelons que, dans Romances sans paroles, si Walcourt est daté du mois de « juillet 1872 », Charleroi ne l’est pas ! Les trois poèmes bruxellois sont en revanche datés du mois d’août, ainsi que Malines. Voilà qui est étrange. Alors qu’un poème bruxellois de Rimbaud est intitulé Juillet, ce qui correspond très probablement à sa période de composition, Verlaine n’a daigné témoigner de sa présence dans la capitale belge que pour le seul mois d’août dans son recueil. Mais, du coup, il a maintenu une possibilité de lecture tout à fait étonnante. Le poème Walcourt serait la redite, à partir du 22 juillet, de la fugue du 7 juillet et des beuveries d’Arras et Charleville. Le poème Walcourt reprendrait dès lors l’humour du billet cité plus haut (« Je voillage vertigineusement », « En wagon ») qui a donc été envoyé auparavant à Lepelletier : « Gares prochaines, / Gais chemins grands […] ». Verlaine aurait soigneusement évité de dater le poème Charleroi pour ne pas attester clairement d’une présence en cette ville au mois d’août, après la rupture définitivement consommée avec Mathilde. Il aurait volontairement maintenu l’ambiguïté, semblant se couvrir contre un reproche possible de goujaterie, comme si les imprécations contre Mathilde de Birds in the night et Child wife n’étaient déjà pas d’une inconvenance évidente.

Or, les spécialistes et amateurs des deux poètes ont vécu de l’illusion d’un trajet linéaire unique qui aurait été fidèlement précisé dans la succession des pièces de la section Paysages belges du recueil de Verlaine. Pour les biographes, les passages dans des villes de Belgique devaient être repoussés à la périphérie d’un long séjour à Bruxelles même. Or, si personne ne peut ignorer que Verlaine a quitté Bruxelles le 22 juillet, l’événement a été réduit à une importance nulle au plan des voyages. Abandonnant Mathilde lors du contrôle des passagers à la frontière (Quiévrain), Verlaine serait directement reparti à Bruxelles dans le but de rejoindre Rimbaud au plus vite, à moins que ce dernier ne se fût embarqué discrètement dans le même train et qu’il soit descendu à la frontière avec Verlaine, cependant que Mathilde repartait sidérée pour Paris. Voici le discours du chapitre XIII Deux spectres joyeux à ce sujet :

Après son simulacre de retour à Paris, Verlaine était revenu à Bruxelles en compagnie de Rimbaud.

En réalité, malgré son pouvoir explicatif pour notre nouvelle idée d’un compagnonnage de Rimbaud et Verlaine de la frontière de Quiévrain à Bruxelles en passant par Walcourt et Charleroi, la présence de Rimbaud n’est pas prouvée dans le train. Elle n’est appuyée que par le témoignage tardif de Delahaye et elle est soumise à la contradiction du témoignage même de Mathilde qui, dans ses Mémoires, cite un billet agressif de Verlaine, qui parle de partir rejoindre son ami s’il veut encore de lui :

Misérable fée carotte, princesse souris, punaise qu’attendent les deux doigts et le pot, vous m’avez fait tout, vous avez peut-être tué le cœur de mon ami ; je rejoins Rimbaud, s’il veut encore de moi après cette trahison que vous m’avez fait faire.

Transcription scrupuleuse ou non, cela ne cadre pas avec l’idée d’un Rimbaud à bord du train, n’en déplaise aux biographes. Il est donc possible que celui-ci ait rejoint Verlaine à Walcourt ou aux environs de Quiévrain par ses propres moyens. Mais il est impossible d’affirmer également que Verlaine soit retourné directement à Bruxelles, sans l’attester par l’un ou l’autre document.

La biographie de référence de Jean-Jacques Lefrère a essayé de ménager à la fois présentation chronologique et distribution thématique. Son chapitre XIII sur le séjour belge de l’été 1872 fait d’abord état des péripéties du trajet des deux poètes entre Paris et Bruxelles, en incluant la thèse supposée indubitable d’étapes à Walcourt et Charleroi. Il traite ensuite de l’ensemble de la production poétique des deux poètes pendant ces deux mois, indépendamment donc de toute césure possible autour du 22 juillet. Il s’intéresse ensuite à la fréquentation des réfugiés communards. Le thème de la surveillance politique à l’égard de ceux-ci lui a permis une transition du côté des inquiétudes de madame Rimbaud qui a appris la fugue de son fils et qui a lancé des recherches. Le biographe profite alors de cette transition pour effectuer un important retour en arrière qui nous décrit le mois de juillet du point de vue de Mathilde, ce qui autorise la reprise d’un récit chronologique des échanges entre les deux époux jusqu’à la rencontre fatidique du 22 juillet. Comme son commentaire des poèmes a déjà eu lieu, le biographe n’a plus grand-chose à ajouter pour relier le 22 juillet au départ pour l’Angleterre le 7 septembre. Il se contente d’indiquer une lettre de Verlaine à Lepelletier du début du mois de septembre où Mathilde est conspuée, et il soulève quelques interrogations, avant de reprendre son récit à partir du 7 septembre. Ainsi, alors que tous les poèmes des Paysages belges sont peut-être postérieurs au 22 juillet, la significative biographie de Lefrère ne les a évoqués que comme résultant du départ du 7 juillet, et pas du tout comme pouvant résulter de la rupture conjugale du 22 juillet, puisque l’épisode du 22 juillet a tendance à clore le chapitre XIII sans opérer le moindre retour sur la portée biographique des Paysages belges.

En 2006, Bernard Bousmanne a publié un livre consacré à ce qu’il appelle « l’Affaire de Bruxelles » : Reviens, reviens, cher ami, en exhibant de nombreux documents, pour partie inédits, du procès. Ces documents provenaient de la Bibliothèque Royale de Belgique. Mais, d’autres documents inédits furent dévoilés dans cet ouvrage. Fidèle au récit classique, Bernard Bousmanne, qui suit la chronologie, rappelle que Rimbaud et Verlaine sont partis le 7 juillet de Paris, qu’ils sont passés par Arras et Charleville, et qu’ils sont arrivés à Bruxelles en juillet, « [e]n passant par Walcourt et Charleroi. » Lorsqu’il relate l’épisode de Quiévrain, il adhère également à la thèse non établie d’un Rimbaud qui aurait suivi Verlaine et sa femme dans un autre wagon et qui serait descendu à la gare frontière de Quiévrain avec lui, le 22 juillet donc. Cependant, au début du chapitre II intitulé De l’Hôtel de Dunkerque aux docks de la city, en passant par « Boglione », l’auteur nous apprend que les deux poètes ne sont revenus à Bruxelles que le 8 août 1872 pour loger à l’Hôtel de Dunkerque. Il s’agit d’une information inédite située à un passage clef du livre, le début d’un chapitre dont le titre porte la mention énigmatique de « l’Hôtel de Dunkerque ». Il convient de citer ce passage essentiel :

Bruxelles, le 8 août 1872. De retour dans la capitale belge, Paul et Arthur logent à l’Hôtel de Dunkerque. Leurs noms figurent dans l’un des Registres des étrangers descendus dans les hôtels conservés par la police. Deux ou trois fois par an, les hôteliers fournissaient en effet aux autorités judiciaires leurs listes d’inscription des voyageurs. Les agents recopiaient ensuite ces renseignements dans d’autres registres. Dans le volume allant du 25 juillet 1871 au 13 novembre 1872 conservé aux Archives de la ville de Bruxelles, on peut lire les mentions suivantes :

« [Noms] Rimbaud – [Prénoms] Arthur – [Age] 18 – [Lieu de naissance] Charleville – [Date de l’arrivée] 8 août – [Lieu d’où viennent les voyageurs] Charleroi – [Hôtels et autres lieux où sont descendus les voyageurs] Hôtel de Dunkerque.

[Noms] Verlaine – [Prénoms] Paul – [Profession] Employé – [Age] 28 – [Lieu de naissance] Metz – [Date de l’arrivée] 8 août – [Lieu d’où viennent les voyageurs] Charleroi – [Hôtels et autres lieux où sont descendus les voyageurs] Hôtel de Dunkerque. »

L’auteur en tire la première conclusion qui s’impose :

Ainsi, du 22 juillet au 8 août, Rimbaud et Verlaine battent la campagne et ne retournent pas directement à Bruxelles. Si on ignore tout de leurs pérégrinations durant ces quelques jours, on sait qu’ils sont passés par Charleroi.

Une seconde conclusion tendait à s’imposer, mais notre auteur ne l’envisage pas. Il rappelle que, selon un témoignage tardif, Verlaine prétend également être passé à Liège avec Rimbaud. Pour notre auteur, Rimbaud et Verlaine ont visité Liège, puis Malines en août. La distribution des Paysages belges rend plausible l’idée que Rimbaud et Verlaine se soient d’abord installés à l’Hôtel de Dunkerque avant de visiter Malines. La visite de Liège est plus délicate à situer dans le temps. Quiévrain, Walcourt et Charleroi sont deux villes et une commune trop rapprochées que pour situer un séjour à Liège entre ces trois escales. Mais, ce dont ne se rend pas compte Bousmanne, c’est que, désormais, les étapes à Charleroi sont dédoublées sans aucune nécessité biographique. Il n’a pas vu la contradiction possible avec la lecture classique des Romances sans paroles. Les nombreux jours qui séparent le 22 juillet du 8 août, la mention explicite d’un logement à Charleroi, permettent, du point de vue de la conception biographique, d’alléger la pression événementielle étonnante jusqu’ici portée sur la période du 7 au 22 juillet 1872. Mais cela n’est pas tant une manière littéraire de rendre plus naturelle et plus fluide la fable biographique. Ce qui se cache derrière cela, c’est d’un côté une révélation poétique, de l’autre une lecture biographique plausible qui pourrait expliquer la vacuité du séjour bruxellois en termes de réseau social à établir pour nos deux poètes.

En effet, du point de vue social, Rimbaud et Verlaine n’ont guère profité de leur séjour prolongé dans la capitale. Ils n’auraient même rien publié et ils n’auraient pas cherché à s’occuper, à travailler. Il semble plus probable que l’intervention de Mathilde a défait les premiers liens de nos deux poètes avec le milieu des réfugiés communards. Après dix jours de présence, nos deux poètes n’ont pas encore eu le temps de s’intégrer qu’ils disparaissent pour une période de 18 jours. Même si Rimbaud a pu plaire en juillet, le travail d’intégration était forcément à reconstruire à partir du 8 août. En tous les cas, l’ardeur des deux poètes s’est ralentie. Rimbaud et Verlaine, qui, visiblement, ont choisi de s’exiler à Bruxelles par fidélité communarde, pensent désormais que l’exil anglais serait à la fois plus avantageux et plus significatif. La volonté de rejoindre les exilés communards à Bruxelles, puis à Londres, telle est bien sûr la clef qui permet de comprendre le départ des deux poètes rejetant le milieu parisien issu de la répression de la Semaine sanglante. L’absence de réalisations littéraires ou journalistiques des deux poètes durant un séjour prolongé de deux mois dans la seule capitale belge surprend et pourrait laisser un sentiment de gratuité de l’exil, tandis que l’idée d’une brèche chaotique entre le 22 juillet et le 8 août permet de rendre cet exil à toute une complexité existentielle qui justifie les piétinements, les retards, le désintéressement paradoxal et progressif pour une activité journalistique ou pour la publication soutenue de poèmes dans les revues, énigme fondamentale de la carrière rimbaldienne qui nous paraît autrement plus importante que le célèbre questionnement sur son silence ultérieur.

Quant à la lecture biographique et polémique des Romances sans paroles, elle se confirme plus que jamais. Verlaine ne pouvait pas se vanter d’être un velléitaire, qui, après une fugue avec Rimbaud, avait accepté de revenir à Paris avec sa femme, puis, complètement ivre, l’avait plaquée sur le quai d’une gare de la frontière pour retourner bientôt à Bruxelles rejoindre l’amant un instant abandonné. Le recueil idéalise la fugue par un trajet linéaire, et, automatiquement, Verlaine ne pouvait pas évoquer un double passage à Bruxelles qui aurait dévoilé toute son inconséquence existentielle. Enfin, en termes de lecture intime du recueil, le rejet signifié à Mathilde est d’autant plus fort s’il prend acte de l’événement du 22 juillet. Rimbaud et Verlaine savaient pertinemment que la section des Paysages belges ne couvrait pas toute la période du 7 juillet au 7 septembre, mais que la saoulerie de Walcourt consacrait la véritable entrée dans la fugue, la rupture définitive avec Mathilde. L’échec de la mi-juillet était effacé par le recueil et sans doute ainsi pardonné par Rimbaud. Cette lecture n’a jamais été envisagée auparavant, elle a toutes les chances d’être juste, d’autant que les Paysages belges sont suivis par la section Birds in the night. Ce réquisitoire élégiaque, discrètement subdivisé en sept poèmes de trois quatrains chacun, devait ponctuer le projet initial de Bonne chanson retournée, de « mauvaise chanson » donc. Contre les épithalames et le mariage, Verlaine affirmait son amour pour Rimbaud et reprochait à Mathilde son incapacité à dépasser la notion du couple pour un ménage à trois, tout ceci dans une œuvre blasphématoire où l’ambiguïté du rire n’était qu’un faux-semblant de la provocation, puisque, par défi, le martyr d’un amour maudit assumé « Rit à Jésus témoin », la lecture pieuse relevant du contresens programmé. Or, le poème Birds in the night désigne par son titre la migration anglaise de Rimbaud et Verlaine qui est annoncée dans les derniers vers, toutefois ironiques, du poème Bruxelles. Simples fresques II : « Oh ! que notre amour / N’est-il là niché ? », tandis que le contenu de Birds in the night évoque cruellement la dernière union érotique consentie par Mathilde pour ramener à elle son époux, celle de l’entrevue bruxelloise du 22 juillet précisément. A cette aune, le recueil perdrait beaucoup de son intérêt, s’il fallait s’en tenir à la lecture naïve initiale selon laquelle Verlaine a rassemblé des créations éparses inspirées par la Belgique. Notre thèse offre une lecture autrement plus ramassée. Opérant l’ellipse du ratage de la première moitié du mois de juillet, Verlaine célèbre la fin d’un mariage perçu sur le modèle de la corde au cou. Il en prend acte à Walcourt à la fin du mois de juillet, le poème témoignant d’une beuverie profanatoire à ce sujet. Derrière sa légèreté, Walcourt se pose en poème de défi aux conventions, à commencer par celles du mariage. Tout son sens est dans l’implicite et on peut soupçonner qu’au plan biographique la beuverie fût en réalité un nouveau déchirement pour le poète menteur. Significativement non daté, le second poème belge témoigne d’un séjour revigorant dans la ville ouvrière de Charleroi au début du mois d’août, en conformité avec la preuve apportée par les Registres des étrangers descendus dans les hôtels. Plus prosaïquement, Rimbaud a sans doute eu besoin de montrer Charleroi à son ami pour distraire son esprit. Verlaine consacre ensuite plusieurs poèmes à la ville de Bruxelles et évoque encore au moins l’une des escapades de lui et Arthur en-dehors de la capitale, avec le poème Malines. Le lecteur non informé n’avait plus qu’à apprécier l’intensité du seul trajet en ligne droite esquissé, bien qu’il dût être démenti par la réalité biographique. A la lumière désormais de cette idée de lecture chronologique et biographique renouvelée pour la section des Paysages belges, nous envisageons donc de publier prochainement une lecture d’ensemble du recueil des Romances sans paroles. La connaissance biographique des deux poètes livre le sens profond du recueil Romances sans paroles, mais en retour le recueil nous dévoile lui aussi quelque chose de la vie des deux artistes, à condition de déjouer les pièges tendus par les raccourcis et embellissements de Verlaine.

dimanche 10 octobre 2010

Rimbaud-Mirbeau par Jacques Bienvenu

Vous pouvez consulter un article que j'ai publié dans le "Dictionnaire Octave Mirbeau", concernant des vers parfois inédits de Rimbaud que Mirbeau a cités entre 1882 et 1885. On le lira ici : Rimbaud

samedi 9 octobre 2010

Prochain article : polémique sur le visage de Rimbaud, un dossier capital, PAR JACQUES BIENVENU

Une photographie authentique de Rimbaud à Aden, PAR JACQUES BIENVENU

Dans le témoignage que Claudel a donné sur Gabriel Ferrand, qui avait rencontré Rimbaud à Aden, on trouve deux éléments intéressants. Le premier est que Ferrand dit que Rimbaud vivait avec une abyssine. Comme Ferrand est parti d’Aden au plus tard en 1883 ( voir son livre très difficile d’accès de 1903 sur les çomalis), ceci contredit le témoignage de Bardey qui situait le compagnonnage de Rimbaud et de l’abyssine à partir de 1884. Du coup, le témoignage d’ottorino Rosa qui plaçait l’épisode en 1882 et la photographie de l’abyssine qu’il publia au même moment deviennent crédibles. Cette photographie retrouvée récemment dans les archives de Bardey date justement de 1882. Voilà donc un petit élément biographique qui semble se préciser.

Mais il y a un AUTRE élément fort intéressant dans la lettre de Claudel. C’est qu’il dit que Ferrand possède une photographie de Rimbaud à Aden. Je donne généreusement cette information que j’aurais pu garder jalousement pour moi. Les descendants de Ferrand existent. Il a été consul. Un jeu d’enfants pour les retrouver ! Quelque chose me dit que cette photo existe et qu’elle est du plus grand intérêt.

lundi 4 octobre 2010

Prochain article

Polémique autour du visage de Rimbaud
Dossier en préparation

La photographie d'Aden datée par le gélatino-bromure PAR JACQUES BIENVENU

Depuis que la photographie des sept personnages à l’Hôtel de l’Univers d’Aden a été publiée le 15 avril dernier, l’événement le plus important a été l’identification indiscutable de l’explorateur Henri Lucereau sur ladite photographie. Ceux qui suivent cette affaire de près savent très bien le rôle que nous avons joué, David Ducoffre et moi, dans cette identification. Il est temps d’ailleurs pour la petite histoire de le préciser. Le livre de souvenirs de Bardey était quasiment introuvable à l’époque, mais j’en possédais un exemplaire dans l’édition de Joseph Tubiana de 1981. Ce qui me frappait était qu’au mois de mai 1880, Bardey racontait qu’il avait rencontré Lucereau à l’hôtel de l’Univers. J’en parlai à David Ducoffre qui eut l’idée de consulter l’album de Claude Jeancolas à la médiathèque de Toulouse. Il trouva son portrait et on se rendit compte que Lucereau était l’un des personnages de la photographie. La suite, on la connaît.
Or, il se trouve que la présence de Lucereau permet de dater la photographie. Comme Lucereau arrive à Aden en octobre 1879 et en part définitivement au mois d’août 1880, on peut donc dater cette photographie de manière rigoureuse pendant la période octobre1879-août1880. Avant cette identification, M. Lefrère était absolument convaincu qu’Alfred Bardey figurait sur cette photographie. L’identification de Lucereau qu’il n’avait absolument pas prévue fut pour lui une surprise considérable. Il se rendit compte rapidement que la présence de Bardey devenait redoutable car le trio Bardey-Lucereau-Rimbaud était impossible, le patron de Rimbaud ne se trouvant plus à Aden dès le mois de juillet. Dès lors la volte-face de M. Lefrère concernant la présence de Bardey au côté du présumé Rimbaud est d’un comique irrésistible. Dans son article du 8 mai paru dans le journal Le Monde, Jean-Jacques Lefrère écrivait :
« Dans le même temps, le Musée Arthur-Rimbaud, préparant l’exposition sur le séjour de Rimbaud à Aden qui va se tenir de juin à septembre à Charleville-Mézières, entrait en contact avec les descendants de Bardey, dont les archives photographiques pourraient identifier le second barbu de la photographie comme étant Alfred Bardey… Nous donnons ces informations, que corroboreront prochainement les confrontations de divers documents iconographiques, parce qu’elles resserrent encore davantage le contexte de la photographie retrouvée. »
Puis dans un article publié en ligne par BibliObs.com, après l’identification de Lucereau, il écrivait :
« Le seul portrait connu de Bardey est une photographie communiquée en novembre 1883 à la Société de géographie : son examen établit que Bardey, personnage à la physionomie pleine d'énergie, aux cheveux denses et coupés court, âgé de 26 ans en 1880 (il avait exactement le même âge que Rimbaud) n'est pas le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d'Aden »
Toutefois, depuis quelque temps, M. Lefrère prétend avoir montré que la photographie a bien été prise en août 1880. Mieux, le biographe de Rimbaud est arrivé à l’étonnante conclusion que l’explorateur Révoil arrivé le 7 août à Aden est l’auteur du cliché fameux qui nous intéresse. Et les preuves qu’il avance sont puisées, ni plus ni moins, dans l’histoire de la photographie et d’un nouveau procédé apparu au XIXe siècle : celui du gélatino-bromure. Avant de nous incliner devant ces preuves scientifiques irréfutables et stupéfiantes de précision, examinons de près ce qu’il en est. Un peu après la publication du « coin de table à Aden », un historien de la photographie, M. Gunthert, a soulevé des questions, d’ailleurs intéressantes, concernant cette photographie dans un article en ligne intitulé : « Rimbaud, la photo infidèle à l’icône. »
Il y est fait mention d’un nouveau procédé au gélatino-bromure qui selon lui caractériserait la photographie d’Aden. Ainsi écrit-il :
« Surtout, deux ans après la trouvaille, le document qui a désormais été vendu à un collectionneur n’a toujours pas fait l’objet d’une expertise par un spécialiste de photographie historique. Ce qui peut faire sourire, sachant que la fourchette temporelle proposée par les découvreurs pour dater l’image est la période 1880-1890. Cette décade étant très précisément coupée en deux par l’introduction d’une nouvelle technologie, le gélatino-bromure d’argent ou plaque sèche, il suffit d’identifier le procédé pour situer la prise de vue avant ou après 1885, et refermer ainsi de moitié la fourchette. »
Donc, selon M. Gunthert la date d’apparition du gélatino-bromure était de 1885. M. Gunthert ayant écrit son texte avant l’identification de Lucereau sur la photographie, il faut donc admettre soit que M. Gunthert s’est trompé de date, soit que la photographie d’Aden ne relève pas de ce procédé. Voyons ce qu’en dit M. Lefrère. Il écrit dans La Quinzaine littéraire : « Par extraordinaire cette date d’août 1880 allait se trouver corroborée peu après d’une autre manière : par l’identification de la technique photographique employée pour réaliser le cliché. Il faut sur ce point dire notre dette envers les spécialistes de l’art photographique au XIXe siècle qui nous ont fourni ces précisions, en particulier M. André Gunthert. »
Un peu plus loin, M. Lefrère reprenant, avec quelques nuances, l’argument de la date de 1885 écrit : « Car le gélatino-bromure d’argent ou « plaque sèche » s’est surtout répandu quelques années plus tard, à partir de 1885, et très rares furent de part le monde, les photographes qui l’utilisèrent avant, surtout outre mer. »
Afin de vérifier ces informations scientifiques, je me suis adressé à un spécialiste de l’histoire de la photographie et j’ai obtenu la réponse suivante : « la plaque au gélatino-bromure devient véritablement opérationnelle grâce à l'amélioration apportée par Bennett en 1878, et se généralise très rapidement dès l’année suivante. » Je ne donnerai pas le nom de l’éminent spécialiste qui m’a renseigné car on pourrait ramener la question à une bataille d’expert. Mais, tout le monde peut consulter grâce à l’admirable site Gallica de la Bibliothèque nationale la Revue photographique de 1879. On peut y lire les informations suivantes : en mai 1879 il est écrit : « La grande actualité, c’est le procédé au gélatino-bromure, dans le monde photographique, chacun s’en occupe ou s’en préoccupe ». En juin 1879, on trouve à la page 64 un long article sur le procédé au gélatino-bromure « procédé si fort en vogue ». En juillet 1879, est écrit : « tous les journaux de photographie, sans distinction de nationalité, consacrent la majeure partie de leurs colonnes au procédé aux émulsions au gélatino-bromure ». Enfin, en décembre 1879, dès la première page, la société de photographie se félicite d’avoir contribué à la vulgarisation de ce procédé.
Vulgarisation, en effet : dès 1879, on pouvait se procurer les fameuses plaques au gélatino- bromure dans la plupart des grandes villes de France. Ce n’est donc pas à partir de 1885 que le procédé s’est répandu, mais bien avant. C’est un fait connu de tous les bons historiens de la photographie. De plus, prétendre que le nouveau procédé était encore plus rare à Aden est une affirmation gratuite. Il suffit d’un peu de bon sens. Aden était une étape obligatoire pour tous les voyageurs et explorateurs qui passaient le canal de Suez. Ces gens-là étaient les plus appropriés à avoir des appareils photographiques et la publicité était déjà largement faite dès 1879 pour le nouveau procédé photographique. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient équipés de plaques au gélatino-bromure comme l’était l’explorateur Révoil en 1880. Prétendre que c’est lui qui a pris la photo d’Aden est une simple supposition et c’est loin d’être une certitude. Sans compter naturellement que le photographe Bidault de Glatigné pourrait lui aussi l’avoir prise avant car il s’était installé à Aden dès 1878. Le patron de l’hôtel, Jules Suel, certainement informé par les voyageurs et explorateurs des nouvelles techniques photographiques, pourrait aussi très bien être l’auteur des clichés figurant dans ses archives.
La photographie d’Aden n’est donc pour l’instant datée avec certitude que dans la fourchette octobre1879-août1880. Rien ne prouve que l’explorateur Révoil ait pris cette photo en août 1880 et encore moins qu’il y figure à la place du barbu de gauche comme le soutient à présent M. Lefrère avec la même conviction qu’il avait soutenu la présence de Bardey. En examinant la photographie de Révoil en 1881 déposée à la Bibliothèque nationale et à s’en fier aux arguments de M.Lefrère, on ne saurait comparer l’explorateur qui n’a que 28 ans en 1880 avec le barbu notablement plus âgé et déjà dégarni, même sur les tempes, qui apparaît sur la photographie d'Aden. D’autres portraits de Révoil déposés à la Société de géographie le montrent sans barbe. Peut-on, en outre, être sûr qu’il était barbu en 1880 ? C’est sur cette question d’une profondeur insoupçonnée que je termine ce nouvel article consacré à la passionnante saga du portrait présumé de Rimbaud à Aden.