vendredi 27 août 2010

Rimbaud et Mallarmé par Jacques Bienvenu

Mallarmé et les rimes du Petit Poucet dans Ma Bohême



Dans sa lettre du 24 mai 1870 adressée à Théodore de Banville, Rimbaud sollicitait l’honneur d’être imprimé dans la revue du Parnasse contemporain. Il ajoutait : « Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté ». Ce serment me semble admirablement illustré par le sonnet : Ma Bohême, écrit seulement quelques mois après. Donnons-le pour mémoire :

Ma Bohême (Fantaisie)


Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées!

Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Observons pour commencer que le poète se décrit comme « rimant au milieu des ombres fantastiques ».Il y a dans le sonnet une véritable mise en abyme de la rime, puisque Rimbaud explique qu’il égrène des rimes, le mot rimes étant mis en évidence par un rejet spectaculaire maintes fois remarqué. Mieux, Rimbaud nous laisse entendre que ces rimes sont comme les cailloux du Petit Poucet, c'est-à-dire qu’il nous incite à les suivre à la trace : Ne suggère- t-il pas que le secret du poème est là ? On a déjà vu que les rimes rares : « Ourses / courses » , « trou/frou-frou » , « fantastiques/élastiques » se trouvent toutes les trois dans les Odes funambulesques de Banville et comme le dit Michel Murat dans son admirable étude L’Art de Rimbaud cela ne saurait être une coïncidence. On pourrait d’ailleurs ajouter la rime « Crevées/rêvées » qui figure aussi dans ce même recueil.

Glatigny

Examinons à présent à la loupe le cas de la rime "idéal / féal" qui semble rarissime voire introuvable. Les exemples précédents incitent à la rechercher chez Banville. Michel Murat ne l’a pas trouvée et il semble bien qu’elle n’y soit pas. Mais M.Murat a pensé que cette rime nous ramenait au style troubadour qui fut une des modes du premier romantisme et il a eu l’idée de nous renvoyer à un poème de Glatigny intitulé Château romantique. Mais renvoyer à Glatigny c’est renvoyer à Banville. Il y eut rarement d’exemple d’un disciple aussi dévoué à son Maître que Glatigny. C’est précisément en lisant les Odes funambulesques, dont il semble en être lui-même un personnage, que Glatigny aurait eu la révélation de la poésie qu’il recherchait. C’était un authentique poète qui ne mérite pas son oubli. Il avait dédié son recueil Les Vignes folles à son vénéré et bien aimé Maître Théodore de Banville. L’ouvrage était édité chez Lemerre, « le bon éditeur » dira Rimbaud qui rêvait de publier lui aussi chez cet éditeur. Il est significatif que dans ses vers de 1870 Rimbaud ait par deux fois parodié, sans que le doute soit possible, deux poèmes de Glatigny. On a même parlé de réécriture pour A la Musique. Rimbaud connaît admirablement Glatigny et s’en inspire. Mais revenons au Château Romantique dédié à Banville. L’auteur des Vignes folles s’y dépeint comme le plus fidèle des disciples :

Entré, cette saison dernière,
Dans le grand château, j’ai suivi
Fidèlement votre bannière,
Cher Maître et je vous ai servi.

Parfait séide , il ajoute :

Votre vie a guidé ma vie,
Partout ou vous alliez, j’allais !

Et il ajoute encore qu’il n’est pas le seul des fidèles.

Nous sommes plusieurs, tous fidèles,
Ayant la même loyauté,
Emplissant nos âmes jumelles
D’un même amour pour la Beauté.

Observons que le mot féal a la signification de fidélité et de loyauté, ce qui rend encore plus pertinente l’allusion de M.Murat à ce poème. D’ailleurs, les mots : « château », « bannière » et « fidèlement » traduisent exactement le côté moyenâgeux du mot féal. Par ailleurs, Glatigny était, parmi les jeunes parnassiens en vue, le représentant par excellence de la bohême la plus pauvre. C’était un comédien errant, un vrai vagabond. Ainsi écrit-il des poèmes significatifs : Les vagabonds ou Les bohémiens. Comme Rimbaud, c’est un grand marcheur qui a lui aussi ses courses. Voici d’ailleurs le premier quatrain de son poème La course.

Une course effrénée, horrible, sans repos,
Vertigineuse et folle, épouvantable entraîne,
Les âpres passions comme de noirs troupeaux,
La flamme sous le choc de leurs sabots s’égrène.

Les deux mots « course » et « s’égrène » sont d’ailleurs dans Ma Bohême.
Glatigny est bien un vagabond poète tel que Rimbaud le décrit dans Ma Bohême. Peut-être alors serait-il possible d’interpréter Ma Bohême à travers la question du Maître et du disciple. On a souvent dit qu’il y a dans le poème de Rimbaud une accumulation de pronoms et d’adjectifs possessifs, à commencer par le titre. Il me semble que Rimbaud veut marquer sa différence par rapport à la soumission de Glatigny à l’égard de Banville. Ainsi dès le titre il écrit Ma Bohême, c'est-à-dire la mienne, pas celle de Glatigny. (De même il parodiera l’année suivante le titre de Glatigny Les Petites amoureuses en Mes Petites amoureuses) Rimbaud veut bien être loyal et fidèle mais pas à un homme, à la Muse ! C’est bien le sens de « j’allais sous le ciel, Muse et j’étais ton féal ! ».Il affirme son identité par une suite de possessifs : « Mes poches », « Mon paletot », « Mon unique culotte », « Mes étoiles », « Mon front », « Mes souliers », « Mon cœur ». Au « château romantique », il oppose « Mon auberge ». Il ne dit pas comme Glatigny : "partout où vous alliez j’allais". Il commence le poème par: "Je m’en allais", sans suivre qui que ce soit. Il va sous le ciel libre de toute attache. Il est fidèle à son serment d’adorer la déesse Liberté.
Mais alors quel est le sens des rimes de Banville ? Observons d’ailleurs que Rimbaud n’a pas écrit cette fois « mes rimes » mais « des rimes ». Je crois qu’il faut revenir aux Odes funambulesques puisque presque toutes les rimes du poème en sont issues.

Les Odes funambulesques

Les Odes funambulesques
forment la partie la plus originale de la poésie de Banville qui le place comme un fantaisiste, un jongleur de rimes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il est le principal collaborateur de la Revue fantaisiste de Catulle Mendès. Le mot « Fantaisie » sous- titre de Ma Bohême est encore un signe en direction de Banville. C’est un contresens de croire que les Odes funambulesques seraient une partie négligeable de son œuvre et même dédaignée par son auteur. Banville n’a jamais renié cet aspect de sa poétique. D’ailleurs, dix ans après ses premières Odes funambulesques, il en fait publier de nouvelles. Il importe d’en comprendre bien le projet. Il s’agissait au départ de parodier les odes d’Hugo. Mais cette parodie devenait en fait la création d’une autre poétique et Banville s’en explique : il cherchait « une forme nouvelle » et il avait pensé :
« qu’il ne serait pas impossible d'imaginer une nouvelle langue comique versifiée, appropriée à nos mœurs et à notre poésie actuelle, et qui procéderait du véritable génie de la versification française en cherchant dans la rime elle-même ses principaux moyens comiques. De plus il s'est souvenu que les genres littéraires arrivés à leur apogée ne sauraient mieux s'affirmer que par leur propre parodie, et il [Banville] lui a semblé que ces essais de raillerie, même inhabiles, serviraient peut-être à mesurer les vigoureuses et puissantes ressources de notre poésie lyrique. N'est-ce pas parce que Les Orientales sont des chefs-d’œuvre qu'elles donnent même à leurs caricatures un fugitif reflet de beauté? »
Observons d’ailleurs l’importance donnée à la rime dans cette poétique. Banville caricature les rimes riches d’Hugo, en particulier les rimes gigognes (incluses les unes dans les autres) dont Hugo s’est fait une spécialité. L’effet comique viendra de l’opposition inattendue des rimes : faire rimer Erato avec rateau par exemple. De ce fait, Banville introduit dans les odes des mots complètement étrangers au vocabulaire poétique comme bouchon de carafe. D’une certaine façon Banville prolonge le travail d’Hugo énoncé dans Réponse à un acte d’accusation où il était dit qu’il n’y avait pas de mots nobles et de mots roturiers.
Selon Michel Murat : « Rimbaud reprend les rimes de son Maître et lui donne une leçon de poésie. Il lui montre la voie du dépassement d’une poétique funambulesque, voie dans laquelle les moyens de cette poétique sont à la fois critiqués et conservés ». En revanche, selon David Ducoffre (que je remercie pour la relecture de cet article) Rimbaud n’inaugure pas encore une autre poésie, mais affirme son indépendance. Pour ma part j’ajouterai qu’il y a un aspect de l’histoire littéraire qu’il ne faut pas négliger. Rimbaud qui a écrit une lettre à Banville en mai 1870 a reçu une réponse. Si Rimbaud a pu être déçu de ne pas être imprimé au Parnasse contemporain il devait tout de même être très heureux que le Maître lui ait répondu. (Vous fûtes assez bon pour répondre dit-il dans sa seconde lettre à Banville) D’autre part, il est permis de penser comme je l’ai déjà suggéré que Banville a souligné dans sa réponse l’importance de la rime ce qui était l’un des aspect majeur du petit traité de poésie qu’il allait bientôt faire paraître dans l’Echo de la Sorbonne au début de l’été de 1870. Tout cela évidemment renforce encore le lien entre Banville et la question des rimes dans Ma Bohême. Il me semble même que ce poème pourrait-être une première façon de répondre à Banville sur la question de la rime. Voir à ce sujet parmi mes travaux sur la question des rapports entre Banville et Rimbaud, notamment :
http://jacquesbienvenu.pagesperso-orange.fr/rimbaud.doc


Mallarmé

Mais, parmi les rimes du poème l’une d’elles, on l’a vu, ne se trouve pas sauf erreur chez Banville : « idéal / féal ». Au cours de nombreuses recherches je l’ai trouvée avec une certaine surprise chez Mallarmé. On la voit dans un poème intitulé Le Sonneur appartenant à la première période de l’auteur d’Hérodiade. La rime est identique, et dans le même ordre : idéal est suivi de féal :

Le Sonneur

Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angélus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,
Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas! de la nuit désireuse,
J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !
Mais, un jour, fatigué d'avoir en vain tiré,
O Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.


A cela s’ajoute le fait que ce poème se trouve dans la première série du Parnasse contemporain, revue que Rimbaud ne peut ignorer puisque précisément il demande à Banville d’y être imprimé ! D’autre part étant donné l’incroyable rareté de cette rime il paraît difficile de croire à une simple coïncidence. Que vient alors faire Mallarmé dans cette histoire de rimes ? De plus, le grand absent des lettres du Voyant était justement Mallarmé. J-L Steinmetz prétend qu’il n’y a aucun point de contact entre Rimbaud et Mallarmé. Mallarmé n’a pas compris Rimbaud et Rimbaud aurait ignoré superbement son aîné.
Cependant, Mallarmé a publié dans le premier Parnasse contemporain une série de poèmes remarquables qui forment un tout et qui s’apparentent à un recueil. Les thèmes mallarméens de l’impuissance du poète, de la stérilité, de la page blanche, de l’ennui y sont développés. Mais à cela s’ajoute l’obsession d’un idéal qui fascine et repousse le poète tout à la fois et qui porte le nom d’Azur. La mention s’y trouve dans la plupart des poèmes et atteint son point culminant dans le fameux poème : L’Azur dans lequel Mallarmé termine par la célèbre quadruple exclamation : « Je suis hanté : L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! L’Azur ! »
Unanimes les critiques ont noté l’influence indiscutable de Baudelaire sur Mallarmé, mais très peu ont vu la stupéfiante fascination de Mallarmé pour Banville. Une admiration qui ne se démentira jamais. Elle commence à s’exprimer dans un article de L’artiste publié en 1865, l’année qui précède la publication des poèmes de Mallarmé dans Le Parnasse contemporain. On peut y lire ceci : « […] mon poète c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la Lyre, avec lui je sens la poésie m’enivrer […] ». La suite est dans le même ton de vénération. En 1887, au moment où Mallarmé est en possession de sa nouvelle poétique, on le voit faire un extraordinaire éloge d’un poème lyrique de Banville : Le Forgeron. En 1891, il confie à Jules Huret que Banville possède l’art suprême des coupes. Son dernier éloge sera pour l’inauguration de la statue de Banville où il précisera encore à propos de son Maître : « je lui vouais un culte ». Déjà, lors des fameux mardis de Mallarmé, Camille Mauclair rapporte que des jeunes poètes avaient du mal à suivre Mallarmé dans sa louange de Banville, poète qu’ils jugeaient dépassé. Il est vrai qu’on peut être étonné lorsque Mallarmé nous dit : « je l’aimais ( Banville) pour son exceptionnelle clarté ». Là, il faut quand même le dire : l’élève n’a pas suivi le Maître !
Pourtant on serait quand même en droit de se poser la question (bien qu’elle semble saugrenue pour certains) : l’œuvre de Mallarmé a-t-elle été influencée par celle de Banville ? Je ne connais, pour ma part, qu’un critique qui l’ait envisagé, c’est Charles Mauron, le créateur de la psychocritique. Il écrit que pour Mallarmé dans les années 1860 :
Deux styles, donc deux noms le guident : Banville et Baudelaire. La phrase qu’il écrit au début de 1862 ne laisse aucun doute à ce sujet : « …Les poésies parisiennes sont évidemment le volume de vers le plus fort qui ait paru depuis les derniers chefs-d’œuvre du siècle , Les fleurs du mal et Les Odes funambulesques »
Pour Charles Mauron il existe à cette époque une oscillation de Mallarmé entre Banville et Baudelaire. C’est à cette même époque que Mallarmé écrit L’Après-Midi d’un faune dont le sujet est typiquement banvillien. René Ghil pensait que Mallarmé s’était dégagé de l’influence baudelairienne en écrivant Hérodiade et L’Après-Midi d’un faune grâce à Banville : « Mais la vraie, l’évidente déterminante du passage du poète à sa seconde Œuvre (mais sans que son concept d’art désormais acquis en soit dévié), il sied la voir en l’action de l’œuvre de Théodore de Banville : Banville, le seul à qui l’auteur de L’Après-Midi d’un faune donnât et continuât de donner le nom de Maître. »
Opinion d’autant plus précieuse que René Ghil était un ami intime de Mallarmé et qu’il en rapporte maintes confidences. Le côté Banville, c’est l’idéal, l’Azur, la beauté des fleurs, des femmes, le lyrisme ; Le côté Baudelaire c’est le spleen, le satanisme, la mort.
Dans la préface des Stalactites Banville écrivait : Reconquérir la joie perdue, remonter d'un pas intrépide l'escalier d'azur qui mène aux cieux, telle est l'aspiration incessante de l'homme moderne. Dans la préface des Odes funambulesques Banville redisait : qu'on mourra de dégoût si l'on ne prend pas, de-ci de-là, un grand bain d'azur. Dans le poème le plus important des Odes funambulesques, qui les conclue et qui reste le poème de Banville le moins oublié : Le saut du tremplin, y était énoncé un art poétique : celui de l’envol, de la disparition de la pesanteur, symbolisé par le clown-poète qui s’élance précisément dans l’Azur :

Plus haut encor, jusqu'au ciel pur!
Jusqu'à ce lapis dont l'azur
Couvre notre prison mouvante!

Et il s’écrit à la fin du poème :

Plus haut! plus loin! de l'air! du bleu!
Des ailes! des ailes! des ailes! »

Qui ne voit à présent que cette série d’exclamations, en particulier les répétitions finales, ont pour écho celles de Mallarmé à la fin de L’Azur ?
On est en droit de penser que Rimbaud a senti tout cela en lisant Mallarmé. Mallarmé, de plus, était un grand ami de Glatigny. Rimbaud pouvait-il le savoir ? Ce n’est pas impossible. On ignore les informations que pouvaient lui apporter son professeur Izambard ou des articles dans les journaux, peut-être le compte rendu d’un article que Mallarmé disait avoir écrit sur le second recueil de Glatigny : Les Flèches d’or. Il avait pu lire dans L’Artiste, revue de prestige, La symphonie littéraire et l’éloge de Banville. Que Rimbaud ait vu que Mallarmé était un féal de Banville semble bien probable.
Mais l’influence de Mallarmé pourrait être encore plus profonde.
On a maintes fois fait remarquer que Dans Ma Bohême, Rimbaud multipliait l’opposition entre un registre poétique noble ((Muse, féal, idéal, étoiles, lyres) et un registre familier voire trivial (poches crevées, culotte trouée, paletot, les élastiques des souliers, le pied près du coeur). Or il se trouve que dans Les Fenêtres, poème inaugural de sa série au Parnasse contemporain, Mallarmé use exactement du même procédé. De même, il multiplie l’opposition entre le registre poétique noble (Eternelles rosées, matin chaste de l’infini, galères d’or, fleuves de pourpre et de parfums) et un registre prosaïque de la maladie (hôpital, blancheur banale des rideaux, odeurs fétides, vieux dos, poils blancs) , opposition qui culmine dans l’expression « se boucher le nez devant l’azur » alliance vraiment prérimbaldienne du noble et du familier. Dans sa correspondance Rimbaud dira en parlant d’un livre de poésies que les collégiens pourraient « bricoler dans ces azurs-là » .De même dans Le Sonneur où Rimbaud a emprunté les rimes de Mallarmé, les mots « câble » et « idéal » s’opposent dans l’expression « tirer le câble de l’idéal ».Certes, Baudelaire avait ouvert la voie à l’usage de mots et de thèmes étrangers à la poésie romantique et Mallarmé est son héritier évident, mais il amplifie les oppositions alors que Baudelaire recherche toujours l’équilibre et l’harmonie. C’est plutôt à l’influence des Odes funambulesques qu’il faut chercher cette opposition dont Banville a tiré un effet comique par la confrontation entre le sens inattendu et le son identique. D’ailleurs, pour quelle raison Mallarmé utilise le mot « câble » alors que le mot « corde » est appelé doublement par le sonneur et le pendu ? Peut-être pour établir une confrontation de sens et de son par l’homophonie câble/idéal. De même, Rimbaud écrit à l’intérieur d’un vers « souliers blessés » qui fait pendant à une rime « blessures/chaussures » des Odes funambulesques. Il me semble donc que la relation Rimbaud-Mallarmé existe bel et bien, que Banville en est un solide trait d’union, et j’ai suggéré récemment qu’elle pourrait bien se prolonger avec le poème Mémoire.

L’Azur et Rimbaud

Remarquons, avant de conclure, des éléments qui semblent confirmer l’influence de Mallarmé sur Rimbaud. Le mot Azur n’est pas fréquent chez Rimbaud, mais il présente des singularités. Ainsi dans le poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs (envoyé à Banville) le premier vers est :
Ainsi, toujours, vers l’Azur noir
Azur noir raccourci fulgurant de l’ambivalence Mallarméenne pour l’Azur. Dans le second Parnasse Mallarmé fait dire à Hérodiade :
[…] l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi,le bel azur !

Preuve que la question n’est pas encore réglée. Rimbaud reprend cela dans Une saison en enfer, disant : « j’écartais du ciel l’Azur qui est du noir ». Les « morves d’Azur » du Bateau ivre semblent renvoyer au nez de Mallarmé qui se « bouche le nez devant l’Azur ». Plus probant encore ces deux vers de Fêtes de la faim :

Mes faims, c’est les bouts d’air noir ;
L’azur sonneur ;

« L’air noir » c’est encore « l’Azur noir » , et « L’azur sonneur » renvoie à L’Azur de Mallarmé où il est écrit :

En vain ! l’Azur triomphe et je l’entends qui chante
Dans les cloches.

Cela renvoie aussi au poème Sonneur qui décrit « l’azur sonneur » dans ces deux premiers vers :

Cependant que la cloche éveille sa voix claire
A l’air pur et limpide et profond du matin

Est-il possible d’aller plus loin avec Mallarmé ? Je le crois. On n’a pas assez insisté sur la coïncidence de l’arrivée de Rimbaud et de Mallarmé à Paris. Ils se sont rencontrés. Rimbaud n’a rien dit, mais Mallarmé a probablement récité des vers. De plus, Verlaine connaissait et appréciait Mallarmé au point de lui consacrer une notice, juste après celle de Rimbaud, dans Les poètes maudits. Verlaine écrivait que Le Sonneur et Les fenêtres « semblent être les suprêmes entre ces choses suprêmes ». Difficile de croire que Verlaine et Rimbaud n’aient pas échangé des points de vue sur Mallarmé. Et puis il y a aussi cette tentative « d’études néantes » à laquelle Rimbaud aurait pensé selon Verlaine et qui fait singulièrement penser à Mallarmé.
Comment conclure à présent ? Le Petit Poucet nous a bien promenés. Etait-ce vraiment l’intention de Rimbaud ? Au lecteur d’en décider.

mercredi 11 août 2010

LE FEUILLETON DE LA PHOTOGRAPHIE D'ADEN

Le feuilleton continue sur la photographie d'Aden. Dans La Quinzaine littéraire du 16 juillet est paru un long article de Jean-Jacques Lefrère intitulé : Les confidences d'une photographie. Cet article sera suivi le premier septembre, dans le même journal, d'un autre intitulé : Identification des autres personnages. Enfin un gros dossier sur cette question paraîtra dans la Revue Des Deux mondes de septembre. Nous attendons la suite de ces intéressantes publications.